Archive GA LXX

Publié le par 1rΩm1

 

70 - Fin d' piano, fin d' piano, fin d' piano…

(Une petite cantate)

 

Pour H*** (par association) et pour K/L*** (par impulsion)…

 

Je me souviens (?) que quand je pénétrais dans l’appartement j’entrais directement dans la cuisine de cet ingénieur (?) à la retraite : il lisait le journal, il fallait attendre que la leçon précédente soit achevée, il ne parlait guère et j’étais moi-même impressionné par cet homme grand, maigre, non sans componction dans son maintien… Il toussait souvent. Je crois qu’on l’avait amputé d’un poumon — mais j’ai peur de surpiquer un peu de romanesque sur des existences peut-être ordinaires. Cette cuisine était toujours très propre, impeccablement rangée. Elle avait eu le premier prix du conservatoire de Bologne, mais l’avait suivi en France — on l’espère : par amour. Elle aimait la musique d’amour en tout cas, c’est sûr ; et, si elle avait renoncé à sa carrière de concertiste, elle n’aurait pas renoncé au piano pour autant. C’était une toute petite femme, toute simple, qui semblait toujours vouloir se faire plus petite qu’elle n’était, l’inverse, en somme, en bien des points de l’homme qu’elle avait épousé. Ils n’avaient pas eu d’enfant. Je ne lui ai jamais avoué que, si je voulais faire du piano et si j’aimais la musique, je ne voulais être ni virtuose (c’était trop tard, à l’évidence… à vingt ans !) ni même musicien : je voulais juste m’accompagner au piano pour chanter les chansons idiotes que j’aimais. Peut-être rêvais-je au profond d’en écrire moi-même ; mais j’aurais préféré solfier jusqu’à plus faim plutôt que d’avouer pareil désir (et avouer aimer chanter)… J’ai commencé par la Méthode rose, j’ai solfié, j’ai délié mes doigts (quoique…) avec les exercices de M. Hanon…

 

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J’adulais absolument Czerny en comparaison ! Je me souviens que, bien des années plus tôt, quand j’entrais dans cet appartement, j’entendais jouer ma sœur. Nous attendions, ma mère et moi, que la leçon soit finie… Je n’ai jamais eu envie, alors, d’apprendre le piano : les exercices, le solfège, tout ça me paraissait bien rebutant… Mes parents ont vendu le piano lorsque, à quatorze ou quinze ans, ma sœur n’a plus voulu poursuivre solfège et instrument…

Elle adorait les enfants. Ils ne le lui rendaient pas toujours. Je ne crois pas qu’elle eût jamais absolument grondé l’un d’entre eux de n’avoir pas suffisamment travaillé les morceaux qu’elle avait pu prescrire d’une séance l’autre. Aussi aimait-elle que je m’acharne à peu près en vain à faire ce qu’elle m’avait dit… Elle me le disait parfois (avec son adorable accent italien) : « si seulement tout le monde travaillait comme vous ! »

Son mari, un jour, est mort. Elle ne savait même pas comment remplir un chèque : elle avait littéralement vécu à l’ombre de son mari.

Maintenant c’est elle qui ouvrait la porte, enroulée dans ses sempiternels châles noirs en crochet, me demandait parfois d’attendre : elle avait toujours du mal à conclure la leçon d’avant — sauf en cas d’enfant particulièrement rétif. Je crois même qu’elle avait fini par me demander si je pouvais être le premier de ses élèves, de façon à ne pas devoir me faire attendre. Je ne venais jamais, en tout cas, les mercredis.

Je crois aussi ne pas inventer : un matin, je l’ai surprise encore en chemise, pas tout à fait prête : elle avait dû se lever en retard et n’avait pas fini ses ablutions matinales. Elle m’a fait patienter et, confuse, dans son français roucoulant mâtiné d’inflexions italiennes, m’a avoué que, depuis la mort de son mari, elle avait du mal à dormir.

 

Elle était d’une gentillesse exquise. Elle avait toujours l’air de s’excuser. La pièce de vingt centimes qui ne devait pas tomber du dos de la main, elle devait trouver que, pour un adulte, même un jeune adulte de vingt ans, ce n’était plus très ludique… Elle vivait depuis très jeune en France, mais savait que son français se réduisait aux situations du quotidien et aux mots de sa profession. Elle s’amusait des faux amis du français et de l’italien. Aussi me traduisait-elle le langage musical — et plaisantait : « con moto — j’espère que  vous  avez  une  motocyclette » ! Puis,  plus  sérieuse, elle  commentait un « ouvrez la tête » — mais avait du mal à retenir plus longtemps son sérieux — qu’avait apposé sur la partition un Erik Satie. Debussy, Ravel, Satie. Je ne crois pas qu’elle fût allée plus en aval de la musique du vingtième siècle, mais j’aimais beaucoup ses commentaires du Petit Nègre. Elle n’était jamais retournée à Bologne, ni même en Italie, depuis qu’elle vivait en France. Elle était demeurée entre-temps à l’ombre du mari… On n’a plus idée peut-être de la vie de ces femmes-là… J’imagine que j’avais quand même dû lui avouer aimer les chansons : elle posait alors sur le piano ses doigts perclus d’arthrose et me jouait la chanson d’Yves Duteil Prendre un enfant par la main, que, pour ma part, je trouvais sentimentale et mièvre… Mais je respectais ce désir d’enfant (même si je ne le comprenais guère !)…

Il avait fallu batailler avec elle quand… gagnant un peu ma vie (comme on dit), honteux de payer 15 francs d’alors (il y a une trentaine d’années — et c’était bien peu : elle n’avait jamais dû oser hausser ses tarifs durant toutes ces années où elle avait exercé son métier) pour ses leçons à rallonge qui excédaient souvent l’heure… je l’avais augmentée de cinq francs !

Le dimanche, à l’heure du déjeuner, elle mangeait seule dans le restaurant de son quartier, à deux pas de chez elle, comme elle le faisait auparavant avec son mari. Elle m’avait confié que son médecin lui avait prescrit un verre de bordeaux tous les soirs pour aider à l’endormissement. Elle y trouvait une douce habitude, le disait, mais n’a jamais, j’en suis sûr, bu plus d’un verre — et jamais bu autre chose que du bordeaux (…dont je ne nie naturellement pas les vertus dormitives !).

Ses doigts déformés par l’arthrose… Elle disait : « c’est de la vieillerie ! ».

Je l’avais sollicitée pour l’achat d’un piano (je jouais jusqu’alors sur le piano électrique d’un ami, qui m’avait confié les clés de son appartement, et je m’exerçais chaque jour durant ses heures de travail, mes études me permettant alors beaucoup de loisir). Je me revois devant la porte de l’immeuble du particulier à qui nous avons finalement acheté le piano, prêt à sonner chez lui. « Vous avez vu, il s’appelle Grosdard ?! » — et elle de pouffer de rire comme une petite fille, enchantée de discerner un double sens sous le nom propre. Elle-même, qui avait une maîtrise toute relative du français et ne devait pas connaître beaucoup l’argot, ignorait sans aucun doute que le nom de son mari aurait pu prêter à une même équivoque ! J’ai failli le lui dire, mais me suis finalement abstenu — n’étant absolument pas certain qu’elle pensait pour autant à quelque allusion priapique !

 

Ce n’était pas une femme cultivée. Elle était toute simple. Elle n’a jamais dû lire que des partitions. Elle était toujours heureuse de traduire les indications rédigées dans sa langue en tête de partition. Je me souviens lui avoir demandé ce que signifiait « rubato » (que j’avais lu sur une chanson) — et l’avoir embarrassée. Mais ses périphrases à ce propos avaient finalement été lumineuses…

J’ai gardé le piano quelques années encore, malgré les déménagements successifs pour lesquels, chaque fois, j’ai dû faire appel à des spécialistes. De toute façon, sans ses leçons, je n’avais pas bien le courage de jouer seul…

Je ne me souviens plus comment j’ai appris qu’elle était morte… La plaque en lettres dorées creusées dans le granit noir est longtemps demeurée en bas de l’immeuble qu’elle habitait. Depuis, j’étais revenu dans ma ville natale, et, hasard de l’existence, l’appartement que je venais d’acheter se trouvait tout près de chez elle. Un jour, j’ai vu la plaque descellée, et le crépi charbonneux révéler la pierre sous les quatre trous laissés par cette opération — opération peut-être pas attentatoire mais insoucieuse d’une existence partie explorer sous d’autres cieux la musique des sphères dont on nous assure qu’elle existe.

J’ai honte — bien sûr — de n’en être pas certain, du moins de ne rien y comprendre, d’avoir les doigts gourds, de ne savoir, Monsieur Hanon, comment me délier ces doigts gourds-là, tout juste bons à mettre en mots approximatifs le cours d’une existence dont je n’ai presque rien su… Mais je songe — irrésistiblement — à cette chanson que j’aimerais savoir jouer — et pouvoir me livrer à l’ensauvagement qui l’accompagne :

 

Mon piano

Ton piano

Son piano

Et le père Czerny qu' j'avais sur l'dos

Et la demoiselle aux l'çons de piano

L' son d' piano,

l' son d' piano,

l' son d' piano

 

Et l'Aïda de Monsieur Verdi

Arrangée par un mala-

Prix de piano,

prix de piano,

prix de piano

 

Mon piano

Ton piano

Son piano

Et Debussy qu' j'ai dans la peau

Avec Czerny, c'est rigolo

Rigolo rigolo rigolo

Et l' Boléro de Monsieur Ravel

Réduit à la portion Pleyel

Son d' Pleyel, son d' Pleyel

 

Not' piano

Vot' piano

Leur piano

Si vous croyez qu'on joue à l'œil

Vous vous mettez le doigt dans

Not' piano

Vot' piano

Leur piano

 

En quarante-cinq

Bela Bartok

Est mort à New York

Mort de faim

D’ piano

Fin d' piano, fin d' piano Fin d' piano, fin d' piano, fin d' piano…

 

-=-=-=-=-=-=-

de : kolokani

:-)

 

de : 1rom1

(-:

 

de : 1rom1

PS - Façon comme une autre de se "bêcheveter" (verbe délicieux que je découvre après coup !)

 

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