750 - Journal d'un conscrit (12) [in memoriam J.-M.]
Mercredi, le 7 déc[embre 1983]
Second volet de cette lettre.
Il est 19 h 15. Cette fois-ci, c’est dans le hall d’entrée du BPSR que je suis confortablement installé, dans un profond fauteuil devant une table jonchée de fétiches divers, walkman à disponibilité avec Monsieur Ferré pour compagnon de solitude — et vous, bien sûr, pour interlocuteurs.
Seul. Luxe, privilège, jouissance. Volupté. Hier, j’étais en compagnie de P. puis de J. — et il me manquait cela, comme un besoin inouï sans cesse refusé par les circonstances. Aussi ai-je choisi de ne pas sortir ce soir, préférant m’installer ici où personne (à l’exception d’A., qui n’est pas encore rentré de « détente ») jamais ne vient. Je m’aménage donc ma “tour d’ivoire”, situation paradoxale au cœur même d’une caserne — [situation] dont je goûte l’amère ironie…
Je tente donc d’organiser ma vie. Je prends désormais mes petits-déjeuners en chambre, satisfaisant les urgences d’un estomac jusqu’alors habitué à se voir sustenter en priorité — et ceci, suffisamment tôt pour n’avoir pas à courir avant que d’être prêt pour le « rapport » du matin. D’avoir l’heure m’y aide beaucoup. La toilette matinale y gagne également, n’étant plus approximative comme durant les « classes », mais s’attardant sur des détails. Et ainsi de pas mal de choses, somme toute. Cela s’appelle aménager du répit, des saillances de soi, des prises de conscience de ses besoins dans un univers globalement menaçant — et contraignant surtout. C’est enfin possible un peu, et je me sens nerveusement beaucoup [moins] tiraillé qu’auparavant. C’est un peu plus de loisirs qui m’échoit…
Sinon le traintrain de mes activités de « gratte-papiers » suit son cours sans incident majeur. J’ai acquis, semble-t-il, les faveurs de l’adjudant B., qui suit mes cours de français. Il se montre souvent un adjuvant assez facile à atteindre pour une foule de petits détails, qui, une fois solutionnés, m’aident à m’avancer dans le retard accumulé d’un trimestre : je n’en ai plus [pour bien] longtemps à résorber tout cela, et j’ai déjà considérablement ralenti la cadence…
Voilà voilà. De pauvres et brèves nouvelles. L’espoir d’être à **** ce week-end — car il semble n’en être pas question pour les 17 et 18 — me tient debout dans un monde assez largement accroupi. Nous reprendrons alors, si je rentre, nos conversations là où nous les avions laissées, et je sais déjà combien ce sera agréable.
Je vous embrasse donc en attendant.
Romain
P.-S. : Serai de « garde » le jour même du nouvel an : j’accumule les incipits annuels déceptifs… En conséquence, je bénéficierai d’une courtes permission de soixante-douze heures à noël.
En espérant qu’il ne sera pas question de « trou » ni pour le 10, ni pour Noël !
J’achève ici, sur les derniers accords d’Amours incestueuses. Je résiste mal au plaisir de vous en faire la dédicace.
A bientôt.