745 - Journal d'un conscrit (11) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

 

Le 6 décembre 1983

Chers J.-M. et Pascal,

Je goûte un peu de ce répit particulier qui consiste à écrire une lettre, parenthèse oxygénée, battante, ouvrant sur des marges intelligibles.

Non que j’aie quelque chose [de] particulier à vous écrire.

745 - Journal d'un conscrit (11) [in memoriam J.-M.]

Confortablement installé dans l’ambiance tamisée d’une crêperie au centre de C***, civilement habillé, je me sens renaître un peu — l’expression est juste, si elle est d’une littérature facile...

 

Je n’ai pas eu le temps ce week-end de vous revoir. Trop sérieusement entamé, ce week-end-là. Il a passé, plus vif et preste que la jeune fille et l’oiseau. A peine desserrais-je l’échine du train que j’en ressaisissais la croupe pour faire de nouveau retour.

Caserne. Bureau. Mais chaque jour se passe, et bien plus vite que pendant les « classes ». (Aujourd’hui sont arrivées les « jeunes recrues » de décembre, signe tangible qu’une page [de deux mois] est définitivement tournée. Une semaine déjà que nous avons été « ventilés ». Le temps a plus de secousse désormais. Je me sens plus à l’aise derrière le clavier d’une machine à écrire que cramponné, maladroit, à la crosse froide, chargée de malédictions, d’un fusil-mitrailleur… Et si, lundi, n’ayant dormi que trois très courtes heures, l’ambiance d’un service débordé m’a sapé le moral, au moins cette impression s’est-elle dissipée le lendemain.)

 

Je rentrerai peut-être à **** cette semaine. Si le Dieu civil le veut bien. J’aurais dû passer une nuit supplémentaire au « trou1 ». Sans doute en raison d’une arithmétique militaire qui fait que 2 + 3 = 6. J’ai appris cela en rentrant : le « brigadier de semaine » m’a dit que l’on m’avait cherché partout samedi matin, et que je n’y étais plus. Bref, l’histoire de l’artilleur qui se tire ailleurs. Je lui ai demandé ce qu’il fallait faire. Ce à quoi il m’a été répondu qu’il était préférable que j’attende que l’on me convoque. De laisser pisser en quelque sorte.

[Deuxième] épisode de cette histoire. J’ai croisé ce matin « l’aspirant » responsable de ma section à la « B11 » (pour 11ème Batterie, c’est-à-dire la « batterie d’instruction », asile hospitalier des « Jeunes Recrues »), qui m’a dit que je risquais de « gros ennuis ». Je lui ai expliqué que, m’étant renseigné auprès des responsables du poste de garde par plusieurs fois, ceux-ci m’avaient répondu que je pouvais partir samedi et que même le « MDL » [« maréchal des logis »] [Trucmuche] de la B11 m’avait ouvert ma geôle avec une demi-heure anticipée pour me laisser m’envoler en « permission ». A mots couverts, il m’a répondu que peut-être alors il y avait erreur dudit MDL, et non de ma part.

Troisième épisode. Je suis allé voir cet après-midi le capitaine L***, officier responsable du « BPSR » (pour : « officiers conseils » — traduction non littérale). Je lui ai expliqué ma situation, avec d’autant plus de décontraction que je lui dois sans doute ma place actuelle aux Services Techniques (puisque « ses » deux profs2 y sont, et qu’A[nselme] travaille dans le même bureau que moi). Il m’a conseillé de « faire le mort » et m’a dit de retourner le voir si jamais l’histoire remontait à la surface.

Aussi avais-je une impression tout à fait kafkaïenne d’étouffement après avoir vu l’aspirant, ce matin. Je me suis un peu rassuré, ce soir, après mon entrevue avec le capitaine du BPSR, car je pense avoir (peut-être) assuré mes arrières en cas de pépin. Mais il reste fort possible que j’hérite encore de nouveaux jours d’arrêt. Et possible encore d’être bloqué ce week-end. Aussi croisé-je les doigts, plus superstitieux que jamais, en écrivant que je rentrerai peut-être à **** ce week-end. […]

 

-=-=-=-=-=-

1. Lors d’une « revue de paquetage », l’absence d’une chaussette m’avait valu, en effet, de devoir pendant cinq nuits dormir à la prison. « Cinq jours de trou » parce que, sans aucun doute, l’on — vraisemblablement l’un de mes « “camarades” de chambrée » — m’avait volé cette chaussette (j’étais bien certain de ne pas l’avoir perdue : comment m'y serais-je pris ?) afin de se prémunir, lui, de pareille sanction…

(Par la suite, mieux aguerri [!], j’éviterai donc de quitter la chambre, même pour un court instant, en oubliant de re-cadenasser la porte de l’armoire métallique où se trouvaient rangées mes affaires et effets !)

 

2. J'avais été institué "professeur de français" (“instructeur”, ou je ne sais) au vu de mes diplômes — et avais pour charge de donner des cours pour la formation interne des « sous-officiers ».

Anselme, lui, qui travaillait dans le même service, était professeur de mathématiques.

 

 

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