754 - Pages choisies

Publié le par 1rΩm1

 

de Pascal Quignard, les Larmes, roman, Editions Grasset & Fasquelle, 2016 :

 

754 - Pages choisies

(La rive dans le noir, mis en scène et interprété par Pascal Quignard et Marie Vialle. Photo Christophe Raynaud de Lage.)

(pp. 40-44) :

On appelait ce lieu le Trou du Diable.

Les nuages stagnaient tout en haut.

Les nuages pesaient pendant des jours et des jours au-dessus du village des moines de l'abbaye de Stavelot.

Les nuages se retrouvaient en quelque sorte empri­sonnés par la boucle du fleuve en raison de l'à-pic de la falaise.

À-pic inagrippable.

Roc inescaladable.

Les nuages s'accrochaient aux épines, s'amarraient aux cimes qu'ils arrosaient de pluie pendant des mois.

Lucilla dit timidement :

— J'ai connu Aude et je l'ai servie.

Hartnid dit :

— Voici cinquante années qu'elle n'est plus. On a dit de vous que vous étiez en vérité la fille du préfet Roland par une autre femme.

— C'est vrai.

— Vous êtes intelligente. Vous êtes belle.

Elle était mal à l'aise. Elle voulut plaisanter.

— Je distingue déjà mieux ce que je puis vous apporter. Mais vous, que m'apporteriez-vous en échange de mon intelligence et de ma beauté ?

— Mon courage et ma peur.

— Je n'en prendrais bien que la première moitié.

— C'est un tout.

— La première moitié pourrait avoir été le tout si vous aviez travaillé à cela.

— En aucune façon, parce que ma peur n'est pas celle de mon courage. C'est à la demande du calife qui gouverne Saragosse que les tribus franques se sont engagées dans une nouvelle guerre contre les assauts de l'émir qui règne sur Cordoue. Moi, je ne suis qu'un demi-prince. Un prince bâtard. Mais ce n'est ni de la fatigue de l'expédition, ni de la neige des montagnes, ni de la violence du combat, ni de la mort que je peux y rencontrer tout à coup, ce dont j’ai peur.

— Alors soyez plus précis quand vous parlez de votre peur.

— Quand je reviendrai, vous me direz si vous voulez bien de moi. Que vous ne consentiez pas à devenir mon épouse, c'est cela ma peur.

— Et si je ne veux pas de vous dès maintenant ?

— Je viens de vous dire que c'est cela ma peur.

— Oui, mais si je tourne autrement ma question que me répondrez-vous, prince bâtard ? Quelle sera votre pensée si je ne vous ai pas attendu d'ici là ?

— Si vous ne m'avez pas attendu, je n'apporterai aucun dérangement au cours de l'existence que vous mènerez alors. En revanche si vous patientez...

— Je ne vous attendrai pas.

Elle dit cela mais elle saisit sa main, la serra, la serra très fort.

Elle ne lâcha pas aussitôt sa main. Puis elle lui tourna le dos, s'en alla, pressa le pas, partit.

Son odeur partit.

Il resta là, seul, avec sa main brûlante.

Avec quelque chose d'invisible autour de son visage qui était le reste de son parfum.

Il regarda le garde-fou en bois de la barque, l'en­jamba sans y porter la main qu'elle avait touchée de sa main merveilleuse.

Puis il regarda l'eau.

Puis il se retourna et regarda la rive et il vit la sil­houette de Lucilla s'éloigner.

Au bout d'un certain temps il ouvrit la main que la femme avait serrée plus longtemps qu'il n'était néces­saire, et il la porta à ses yeux. Il cacha ses yeux der­rière cette main qu'elle avait brûlée en la touchant. Alors il se mit à pleurer derrière le dos de cette main. Il s'assit sur le banc de nage. Il pleura tout son soûl. C'était cela, la peur au fond de lui. Les larmes incon­trôlables étaient sa peur. La fragilité devant ce qu'il aimait : voilà ce qu'était sa seule peur mais elle était immense. Dès l'enfance, il n'avait vu que des visages froids, parfois excédés, que sa présence importunait, que ses désirs agaçaient, que son enfance fatiguait, et il allait sangloter loin des regards sévères.

Seul son jumeau, qui s'appelait Nithard, savait ses larmes, veillait sur ses retraits, dissimulait ses fuites, mais il ne disait rien.

Il le protégeait mais il ne le rassurait pas. Hartnid sanglota tant qu'il fut loin des regards durs du monde puis il s'en alla alors à Aramitz, à Hasparren, franchit l'Adour, passa le pic de Bigorre, descendit vers la terre rouge de l'Espagne.

Elle l'attendit six ans. Elle vit revenir un cadavre.

Le cadavre parlait encore un peu.

— Je vous ai attendu, lui dit-elle.

— Vous avez eu tort parce qu’il ne revient pas grand-chose.

— Ce pas grand-chose m’aime-t-il toujours ?

— Je vous aime.

— Alors je vous épouse car moi aussi je vous ai attendu et moi aussi je vous aime.

Les larmes montèrent à ses yeux, jaillirent de ses paupières et il les laissa s’écouler en silence devant elle.

Lucille prit son visage maigre dans ses mains, caressa ses joues épineuses et creuses, toutes humides.

— Vous ne pèserez pas lourd sur mon ventre, Hartnid, murmura-t-elle.

Non seulement elle l’épousa mais ils étaient heureux l’un avec l’autre.

 

(pp. 85-87 :)

 

La cascade sauvage

 

Imprévisiblement on entend la cascade soudaine dans la nuit des quatre « hou hou hou hou » que la chevêche bouboule ou des quatre « hu hu hu hu » que la hulotte hue.

Cet  oiseau  des  ténèbres  est  encore  un  chat,  —  et  on  l'appelle « chat huant » à cause de cet étrange « hu » qu'elle pousse tout à coup dans le froid qui commence à dénuder les arbres et resserrer la terre.

C'est pourquoi on dit d'elle qu'elle hue comme­ on dit aussi d'elle qu'elle ulule, sans qu'on se décide entre le simple et le double, entre l'apparition et le reflet, entre le visage et son jumeau, entre Nithard et Hartnid, entre l'unique et le répété.

Les noms des oiseaux ne sont pas de conven­tion comme les mots des langues — qui parfois s'y assourcent.

Ils dérivent de leurs chants.

Ni les visages ne sont exactement des traits comme les signes des différentes écritures — qui souvent y empruntent.

La face de la chouette effraie effraie tous les ani­maux, quels qu'ils soient. Même nous-mêmes !

© Internet

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Effraie dont les yeux sont des agates noires toutes rondes et mates comme des pierres d'éternité !

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Par ses plumes couleur d'écorce le dos de ce chat qui vole dans la nuit est invisible.

Et la chouette-chat-huante retourne son dos pour dormir dès que le jour point et, même si elle dort sous notre nez, nous ne la voyons pas se détacher sur l'écorce tant elle nous tourne le dos, tant elle est absorbée par le fond qu'elle a choisi pour être pré­sente dans le lieu sans y être visible des chasseurs, ni des sorciers, ni des ours, ni des lynx, — tant elle est tout le jour absorbée par son rêve plus vaste.

 

Étrange oiseau qui, dès que le printemps naît, se tait. Ce n'est que de septembre à février — de la pluie à la neige — que la chouette hulotte et hulotante hue son « hu » étrange dans la campagne déserte.

Dès que les couleurs apparaissent, dès que le soleil se hisse dans la voûte du ciel, les chats huants com­mencent leur silence.

Quand les hulottes aiment, elles chassent sans faire le moindre bruit dans l'ombre. Elles amènent des colonies de hannetons et de phalènes aux cinq petits becs qui crient seulement, sans huer encore, ­sans qu'ils chantent encore ce qui ne devient jamais un chant tout à fait.

 

(pp. 160-162 :)

 

Les lichens crustacés

 

 

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Les lichens crustacés aiment les roches écrasées par le feu du soleil. Ce ne sont pas exactement des mousses. Ce ne sont pas non plus des poussières. Entre mousses et poussières ils recouvrent les crânes desséchés des carcasses des animaux morts ou des guerriers morts abandonnés dans les déserts.

Ils aiment particulièrement recouvrir les pierres des tombes des saints que les Romains avaient mis à mort en les torturant dans leurs arènes et en les fai­sant dévorer devant tous par les fauves aux grandes fêtes de printemps dédiées à Bacchus qu'on appelait aussi Dionysos chez les Grecs ou Denis à Lutèce.

Les lichens dorés adhèrent intimement aux pierres polies qui surmontent les calvaires d'Irlande ou de Bretagne, ou encore de Picardie, où se dresse la croix sur laquelle le Seigneur a été douloureusement mis à mort, comme un serf, le flanc percé par une lance, comme un sanglier.

Ils aiment la tête de Dieu qu'ils lèchent ou qu'ils dévorent.

Ils aiment encercler l'arc de pierre qui soutient la poulie et la corde du seau de fer.

 

La vie donne à chacun le rôle qui le dépasse, dans lequel on n'arrive même pas à mourir.

 

Les milliers d'espèces de lichens résultent d'une association — et même d'une confrérie — qui se négo­cie entre une algue et un champignon. Ce n'est pas une étreinte sexuelle qui se scelle ou un mariage qui se conclut. Ce n'est pas le vieux Philémon et la sainte Baucis de Phrygie qui s'enlacent sans fin comme le bois du lierre et le rameau de la vigne se nouent sur un treillis. C'est une symbiose plus circonspecte, où les deux organismes ne fusionnent pas l'un avec l'autre. Les plaisirs sexuels des deux êtres que j'évoque (algue et champignon, jadis et maintenant, vert et rouge, océan et lumière) aiment à rester solitaires, leurs joies étant plus sûres puisqu'ils en connaissent parfaitement le parcours, et leurs modalités gagnant à demeurer rigoureusement distinctes. Seuls les repas entre eux connaissent le partage et même font naître une sorte de dialogue, de joie, de contact, d'échange. L'algue nourrit le champignon qui absorbe l'eau qu'il lui rend tandis qu'elle tamise avec soin les rayons du soleil qu'elle absorbe. Leurs croissances sont infiniment lentes. Ils avancent d'un millimètre par an. Les étapes, que le désir offre à leurs attentes, sont délicieuses. Leurs vies, qui sont des existences presque infinies, se comptent en millénaires, au contraire des hommes sur la terre ou des enfants qui chantent ou des chatons noirs qu'on met affreusement à mort ou des éphé­mères qui s'effondrent en une matinée sur l'eau. Elles aident à mesurer les temps anciens dont les hommes sont inquiets, et qui datent d'une époque inaperce­vable où ils n'existaient pas sur la terre. Les lièvres les grignotent et les rennes les broutent. Les oiseaux s'en servent pour construire leurs nids. Les lichens forment des landes où s'avancent les petits escargots qui sont autant de petits cavaliers francs aux caparaçons tor­tillés et brunâtres qui envahissent le monde et s'y sont rétrécis. La mer naît de leur bave.

 

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