756 - Journal d'un conscrit (13) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

 

C***, 23 décembre [1983]

Cher J.-M.,

Cette en-tête où j’inscris seul ton prénom me semble inaccoutumée, étant habitué à une abondance de courrier vous étant destinée à Pascal et toi. De même, il me semblera bizarre de ne te voir ni toi ni lui lors de ma prochaine « permission » à Noël : c’est un peu pour cette raison que j’entame une lettre, et non pas pour un surplus d’événements à retracer.

Il est enfin venu le moment où je puis aménager un peu de vie calme dans mon nouvel “emploi”. Ce matin, les deux premières heures [en] étant consacrées au sport (il s’agit, en général, de courir), j’ai préféré aller au bureau — puisqu’il paraît qu’il y faut un « permanent » — pour y lire et écrire… Je vois tranquillement se lever le soleil. Le jour peut naître puisque, hier, il était le plus court de l’année. Ces moments de solitude sont comme des moments de Dieu, et je les préfère à la possibilité de dormir en chambre, comme font la plupart de mes “camarades”.

 

Aube. Chant des tourterelles. Le jour (donc) vient sur la caserne, l’hôpital juste en face et la maternité. Qui a jamais su pour qui le jour se levait ?… Je n’y entends rien mais trouve extraordinaire, inespéré, de pouvoir observer à partir d’une fenêtre

L’aube blafarde

Par la fenêtre

L’aube blafarde

Va disparaître

C’est beau regarde

Par la fenêtre

Le jour va naître…

Voilà donc la compensation insolite, terrible, que je trouve, ce matin, à être ici. Elle est du même ordre que celle qui consiste à citer ces vers de A peine, ou que le plaisir d’écouler La Callas — je pense à toi souvent ! — le soir, ou de lire et d’écrire quand je le peux. Mais, ce matin, il y a aussi la solitude… Un luxe supplémentaire.

Nous sommes allés, A., P., un troisième type et moi, manger dans une pizzeria (le resto yougo affichait fermé), hier soir. Avant cela — puisque décompté du repas —, j’ai flâné en ville, fait quelques courses, et c’était très fort, très jouissif d’accomplir ces petits riens qui composent une existence “normale” — pour moi. Nous ne sommes pas spécialement rentrés tard. Mais les types de la chambre étaient parfaitement éveillés, et il a fallu subir leur bordel jusque à près d’une heure du matin. Il en va de cette façon tous les soirs. A la longue, le sommeil en retard est prodigieux — mais c’est un prodige plutôt sombre. Dois-je passer mes week-ends à dormir ?

 

Rien  de  particulier  n’a  eu  lieu  cette  semaine. L’on  parle  à  nouveau beaucoup du Liban. Les consignes de sécurité, les services ont été renforcées, et l’on agite l’éventualité d’un attentat comme une exhortation aux bonnes réponses à l’instruction militaire ; mais ce n’est pas pénible outre mesure tant que l’on travaille dans un bureau… A cet égard, la semaine prochaine risque de l’être beaucoup plus, puisque je serai en « disponibilité opérationnelle »… Enfin, l’on verra bien…

Ce soir, je serai à ****. J’ai prévu de passer la soirée en compagnie de S., qui sera seule puisque P. passe avec ses parents les fêtes de fin d’année. Cette organisation par avance est très agréable, et j’espère qu’il en sera souvent ainsi puisque, à présent, je devrais pouvoir assez simplement établir le « calendrier de [me]s permissions ». Mais encore faut-il que je sois libéré assez tôt pour attraper le bon train… J’ai appris qu’ici il fallait s’attendre à tout : au pire, en particulier. Bref, bref.

 

L’on réinvente la douceur de vivre. Il faut le faire, à l’intérieur d’une « caserne »… Y aménager ces points de suspension-là comme un boniment intérieur en faveur du « désarmement » d’un sentiment dysphorique, avec, à l’horizon, l’espoir vacillant d’en voir moins les contours, et cela, même avant son aboutissement. Chut. Quelque chose bouge, vacille, oui, qui a du rouge autour de soi — et s’appelle la Joie quand elle se débarrasse du Malheur. Il suffit peut-être d’être distrait pour la voir se furtivement glisser à l’intérieur de soi, la voir bâiller et s’étendre ; attendre qu’elle se lève pour accomplit son devoir militant* et descendre doucement, tapageusement les étages de ce corps moins honteux maintenant de porter « l’uniforme ».

Comprenne qui pourra. Peut-être ai-je trouvé l’équilibre provisoire suffisant pour pouvoir voir cela.

 

Le jour, à présent, est complètement né. Il a fait la totale offrande de soi. Il est totalement les bras ouverts. Je l’ouvre plus encore, pour l’écarteler, de toute la disponibilité d’un état d’âme tranquille. J’en fais une dédicace pour toi. Ce sera ma façon de te présenter mes meilleurs vœux de fin d’année.

 

*As-tu déjà remarqué que « militant » et « militaire » ont une commune étymologie ?

 

756 - Journal d'un conscrit (13) [in memoriam J.-M.]

 

 

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