759 - Romana saltatio (Paris-Rome-Paris) (15)
Romana saltatio
(Paris-Rome-Paris, 20 octobre – 2 novembre 2016)
Journal extime en écho
[Paris-Porto-Lisbonne, 10-23 février 2017]
XIV
2 novembre
Patrice n’est pas allé travailler.
J'ai rendez-vous avec Khadija à midi Place Saint-Michel, à nouveau.
Nous prenons une bière dans un café-restaurant de la rue Gît-le-Cœur.
Elle m’interroge sur Rome. Elle paraît d’abord esquiver ma question sur sa mère hospitalisée en urgence, hospitalisation qui lui avait fait reporter notre rendez-vous.
Nous déjeunons dans un restaurant indien près de la Sorbonne.
(Elle m’amusera quand, chemin faisant, elle mimera des génuflexions devant la Sorbonne, le Collège de France, le Panthéon, et je ne sais plus quelle autre vénérable institution devant laquelle nous serons amenés à passer. Rue Racine, elle découvre le Bouillon-Racine et dit que nous devrions manger là à une prochaine occasion. J'évoque la fois où nous y avions pris un verre, Laurence, Claudie, R. et moi.)
Finalement, elle me dit n'avoir pas voulu s'attarder dans les Ardennes auprès de sa mère : j’ai préféré rentrer et te voir, ajoute-t-elle.
Je m’étonne intérieurement : accomplirait-elle des progrès tels qu’elle pourrait enfin secouer le joug familial qui pèse sur elle — sur elle bien davantage que sur ses frères et sœurs ?
D’A***, son frère, dont je parle parce qu’il fréquente le bar de quartier où Paul et Marthe ont leurs habitudes et qu’ils me rapportaient le racisme ordinaire dont souvent font montre les indigènes de ce genre d’établissement, Khadija me dit que, de fait, « il peut impressionner son monde », mais elle est bien placée pour savoir qu’il n’a guère de colonne vertébrale : il continue à jouer sur Internet et, toujours dépressif, demeure en arrêt de travail.
Elle me montre ses mains et poignets : la névrodermite est en net recul, ce qui me paraît confirmer qu'elle va mieux, à divers titres.
Elle a rendez-vous le lendemain avec un conseiller technique de Pôle Emploi : elle y a réfléchi, a préparé l’entretien et se dira qualifiée pour un poste d’assistante de direction, de correctrice — je souris intérieurement de cette naïveté alors que désormais il n’y a même plus de lecteur-correcteur au Monde —, ou de consultante pour améliorer les communications internes en entreprise.
En tout état de cause, ajoute-t-elle, elle ne veut pas retravailler immédiatement, elle entend d’abord prendre soin d’elle.
Comment ne pas lui donner raison ?
Elle se plaint de la faiblesse de l’indemnité qu’elle touchera : comme, avant R***, elle travaillait en Allemagne, certains éléments de son salaire ne seront pas pris en compte. Deux mille cent euros c’est bien trop peu, me dit-elle. En tout cas, sa famille devra moins attendre d'elle — ajoute-t-elle, sachant très bien ce qu’elle a pu distribuer de son salaire aux uns ou aux autres...
Elle me demande tout à trac si j’écris. La question me déstabilise un instant. Dans un souffle, je réponds oui, sans développer ma réponse (sinon — pensant à la multitude des “blogs” — cet ajout : tout le monde écrit)…
L’Institut du monde arabe, dont je voulais lui faire voir la terrasse, est fermé.
Nous traversons la Seine et passons devant la Garde Républicaine : je plaisante sur les fiers chevaliers casqués et la mythologie qui leur est attachée, évoque une émission de télévision où Barbara chantait Mes Hommes devant les gardes républicains, ainsi que la chanson de Juliette, les Lanciers du Bengale, dont certaines versions en public ont une veine comique irrésistible.
Tandis qu’elle lit les panneaux apposés sur les bâtiments à la gloire de cette noble institution (Khadija a oublié sa génuflexion), je m’amuse qu’elle ne voie pas la faute à « deux cent ans » : je me moque alors gentiment de ses talents de correctrice à faire valoir le lendemain.
Nous prenons le 69 — que j’appelle par plaisanterie un tramway nommé Désir — Place de la Bastille pour nous rendre rue J***, dont le nom sonne, lui, comme un film de René Clair.
Nous retrouvons Patrice, toujours malheureux avec son épaule et son dos.
Un diagnostic me passe alors par l’esprit, capsulite scapulaire, que je forge et qui m’enchante dans ses virtualités anagrammatiques ou paragrammatiques — mais c’est bien d’une capsulite rétractile dont m’a parlé N*** alors qu'il m’évoquait ses propres maux.
Khadija et Patrice sympathisent tandis que je mets une dernière main à mes bagages dans la chambre de Madeleine où j’ai dormi.
Elle m’accompagne ensuite jusqu’à la Gare de l’Est. Elle s’empare alors de mon sac de voyage : j’avais anticipé son geste et remisé les choses les plus lourdes auparavant dans la valise, et je ne proteste que pour la forme, tout en la remerciant de son aide (voilà qui peint Khadija, généreuse et sacrificielle, mieux sans doute que toutes les petites touches auxquelles ces lignes s’essaient…).
Nous prenons un dernier verre sous la verrière de la Gare de l’Est. Dans un geste maladroit, je renverse mon verre de bière. Un instant empoté, Khadija se porte à mon secours à grands renforts de mouchoirs en papier la table inondée, avant de réclamer au serveur un torchon pour en éponger et sécher la surface. Je songe au verre de jus d'orange répandu sur la nappe de F. et Pascal le lendemain de mon arrivée...
Comme on annonce le train en retard, je la pousse à partir, puisque je la sais inquiète de devoir prendre le RER à partir d’une certaine heure.
En un dernier point d’orgue à notre journée, je lui envoie un SMS dans le train quand celui-ci s’ébranle enfin. Nous clavardons encore un peu.
* * *
Je recevrai un nouveau SMS deux jours plus tard : pour quels musées romains faut-il ou vaut-il mieux réserver ? (je lui avais dit n’avoir pu voir certains d’entre eux).
Je note ici ma réponse — en un bouclage de mon parcours : Musées du Vatican [vus pour la seconde fois durant mon séjour], l’église Saint-Pierre [que je me suis dispensé de revoir, la presse sur place ne donnant guère envie d’y revenir sans coupe-file], les musée et galerie Borghèse [que je regrette absolument de n’avoir pu visiter faute de m’y être pris à l’avance], ainsi que l’ambassade de France :
autant de bonnes raisons donc pour séjourner à Rome à nouveau, remettre dans mes pas des pas — et, quelque 17 février si possible, commémorer Campo de’ Fiori le supplice de Giordano Bruno.
Car si toutes choses qui se trouvent sur la Terre se meuvent avec la Terre, la pierre, pareille au voyageur immobile que je suis, quoi que j'en aie, la pierre jetée du haut du mât revient en bas, de quelque façon que le navire se meuve, quand bien même la fantaisie viendrait à la terre de trembler, histoire de secouer ses puces — ou de leur faire savoir si elles ont ou non le pied marin !
— Et c'est bien **** qui m'attend, au terme de mes aventurettes en territoire romain.