761 - Fado fandango (2)
Fado fandango
Journal extime
(Paris – Porto – Lisbonne - Paris, 10-23 février 2017)
II
Paris, 10 février [suite]
Nous sommes bientôt chez F. et Pascal. N*** entame tout un développement sur le stress, dont il devait naguère contrecarrer les effets par l’alcool, le tabac, le cannabis, dit-il.
Pour voir ses parents il y a peu, il me raconte s’être rendu à M****, un station de sports d’hiver bien connue, où ils ont une maison (ce que jusqu’alors j’ignorais). Sur une aire d’autoroute, alors qu’il venait de fumer un joint, arrive la douane volante. S’ensuivent un interrogatoire en règle ainsi qu’une fouille de la voiture. Quand N*** dit être « programmeur de site Web », il note bien l’incompréhension de ses interlocuteurs, et, prévenant d’éventuelles susceptibilités policières, rectifie immédiatement : « programmateur de site Internet ». Comme Mémère est exposée au froid, il la désigne en forme de protestation : « si vous collaborez, cela ira très vite », lui répond-on.
(Lui ai-je alors — ou n’est-ce qu’à Aymeric le lendemain —, sans d’ailleurs en livrer tous les détails, fait le récit de la fois où, revenant de Hollande avec Lindsay, nous avions subi, outre celle du véhicule, à la frontière franco-belge, une fouille au corps humiliante ? Non comptant de devoir se déshabiller, il avait fallu, dans des cabines séparées, écarter les jambes, ce que nous avions remâché ensuite en silence, de crainte d’ajouter à l’humiliation de l’autre. Dans le camping-car en désordre, une brochure publicitaire en direction des gays pour les informer d’adresses de bars et d’événements festifs était remontée à la surface d’un des coffres de rangement, et Lindsay m’avait fait alors le reproche léger d’avoir conservé pareille pièce possiblement à charge. La décision prise de nous retenir était antérieure de toute façon : il le savait autant que moi. Si le désagrément avait été immense, encore faut-il dire que les douaniers n’avaient proféré de remarque insultante envers ni mon orientation sexuelle (mais auraient-ils pu savoir que ce n’était que la mienne ?), ni la couleur de peau de Lindsay (elle, indéniablement et seulement sienne). Chacun, en tout cas, étant immensément malheureux de l’outrage que l’autre avait subi, sans autre raison que l’arbitraire d’un véhicule naguère de chantier transformé en improbable Nautilus amphibie vert et noir par quelque illuminé de la peinturlure, capable cependant de sillonner les routes européennes, ou celle d’une jeunesse possiblement déjantée, mon compagnon mauricien pouvant être pris, en outre, pour jamaïcain…)
N*** raconte être envahi par Maurice, l’ancien ami de Jeff — dont je n’avais pas retenu le prénom —, et, surtout, par Roman, qui a installé chez lui un matelas pour s’échapper aussi souvent que possible d’un appartement qu’il a pris colocation avec des filles. Roman, me dit N***, se montre irrité qu’il voie son ancien ami. N*** ajoute que Roman passe des soirées à boire de la bière quand lui doit rester sobre. N***, pas tout à fait impassible, compte les cadavres ensuite.
Aussi dit-il aspirer à davantage de solitude : il se contenterait assez de sa propre compagnie, et ne plus vouloir chercher le « meilleur ami » qu’il avait le désir que Jean ou Tom — qu’il ne voit plus ni l’un ni l’autre — pût incarner naguère.
Il doit garder bientôt la chienne de Jeff (dont il m’avait dit plaisamment la fois précédente qu’elle lui manquait plus que son maître).
Je m’amuse de savoir ce que devient cette galerie de personnages dont, si je n’en ai jamais rencontré aucun, l’existence m’est familière, à force d’entendre N*** parler d’eux.
Tandis que nous devisons ainsi, j’improvise un repas aux sapidités incertaines : outre le poisson à micro-onder, j’émince des champignons, je fais cuire du riz — et servirai le même dessert que la fois précédente. Et c’est seul que je boirai presque la moitié du beaujolais dont j’avais pensé qu’il accompagnerait notre repas.
Cette fois-ci, j’ai ôté la nappe en tissu afin de ne pas la tacher, la nappe en plastique ne craignant ni les liquides, ni les sauces, ni ma maladresse.
Il me dit – ce n’est pas la première fois, alors que j’ai tendance à l’en croire détaché — être travaillé par l’avenir.
Au conseiller de Pôle Emploi qui le suit, il a déclaré : « Je veux devenir éleveur de poissons exotiques. » Il ne s’est pas trop étonné du rire énorme que la phrase a provoqué chez son interlocuteur.
Naturellement, nous parlons de poids. Le sien. Celui de Jeff. Depuis leur séparation, lui a perdu huit kilos, et je me dis à part moi que ce n’est qu’un de plus par rapport à la fois précédente, un seuil d’intolérance n’étant sans doute pas encore passé…
Il fait peu de rencontres, puisqu’il ne sort plus dans les bars du Marais (car sans boire…, ajoute-t-il sentencieusement).
Il me parle néanmoins d’une expérience avec « un dominant ». Et prétend in petto que toutes les rencontres relèvent à quelque degré d’une forme de domination… Chacun, spécialement sur les sites Internet, selon lui, joue un rôle ; je le lui concède assez volontiers, songeant à part moi que, précisément, ces postures soit me lassent — ce qui est un moindre mal —, soit m’agacent, d’autant qu’elles ne sont généralement pas suivies d’effet, la débandade ou la fuite précédant de loin la pantalonnade, tandis que se multiplient les propos sans suite sur la toile…
N*** soutient alors que mon propre désir de jeune gens obéit à une volonté de dominer, d’exercer sur eux l’autorité d’un aîné. J’admets à nouveau ses arguments, mais ne suis pas certain de jouer ni les instituteurs du vice sadiens non plus que les professeurs d’autorité morale ou intellectuelle : en vérité, je déteste cela, et j’ai, à ce sujet, du moins je crois, toutes sortes d’esquives ou d’évitements.
Je n’ai pas grand-chose à raconter, je m’en rends compte. Il y a bien quelques points communs entre ce qui m’agite et les sujets que N*** développe avec sa verve habituelle : la cruralgie, le stress qui serait à l’origine d’ « impatiences » — j’ignorais absolument ce terme, dont souffre sa mère, qui a entamé une suite interminable d’examens mais qui chez elle concernent les jambes — que j’ai dans le bras la nuit depuis quelques temps, ces sortes de décharges électriques désagréables pour lesquelles j’avais fait quelques investigations médicales, mais sans insister.
Et ce n’est pas ce que j’ai pu développer sur « T. et le cil » (que j’ai noté le lendemain sous cette forme lapidaire, sans retrouver désormais de quoi il s’agissait exactement, peut-être un agacement chez T. de voir poindre un sourcil dans la broussaille parfois rétive qui surgit vers mon front, ce qui m’avait amusé, car, s’il m’arrive d’arracher un sourcil trop long de temps à autre, ce n’est qu’en passant, et je ne m’en obsède guère, alors que T. paraissait en faire, et à mon encontre, une fixation), ce n’est pas ce fait anecdotique qui a pu occasionner une très longue narration…
Et j’ai comme l’impression que j’ennuie N***, ou que soudainement il s’ennuie.
D’ailleurs, il me dit fatigué, et, comme la fois précédente, part finalement tôt (il n’est pas tout à fait vingt-trois heures).
Alors qu’il s’attarde encore un peu, alors que je le sens impatient, j’entoure d’un geste bref, affectueux, ses épaules, l’invitant, l’incitant à s’en aller.
* * *
Vérifiant mes messages après que N*** est parti, je découvre un courriel de collègues, dont je m’agace en ce qu’il empiète sur mes vacances.
Judith aussi a écrit, qui veut qu’on se retrouve à 10 h 30 au lieu de 11 heures, initialement prévu : elle craint une queue trop longue en raison du quarantième anniversaire de Beaubourg. Je réponds à la hâte et propose qu’on soit sur place vers 10 h 30 ou 40.
* * *
Je passe une mauvaise nuit. A rebours de l’impression qui m’avait soulevé au moment du départ, j’y remâche, par de mauvais rêves, j'ignore quelle inquiétude, que, sans le savoir ni le vouloir, N*** a pu faire naître…
Et je mesure au réveil, sans retrouver la trame précise de ces songes, combien — sans le vouloir ni rien pouvoir —, la barque s’est éloignée du rivage heureux de 2009, tant de son côté d’ailleurs que du mien, et combien la rive s’est étrécie depuis…