763 - Fado fandango (3)

Publié le par 1rΩm1

 

 

Fado fandango

 

 

Journal extime

 

 

(Paris – Porto – Lisbonne - Paris, 10-23 février 2017)

 

 

 

III

 

11 février

Comme je crois être en retard, je me hâte vers Beaubourg, tout en me demandant si j’ai ou non coupé le radiateur soufflant de la salle de bains — ce qui naturellement avait été fait — et si j’aurai le temps d’échanger des tickets de métro démagnétisés. Après avoir procédé à cet échange, je me trouve sur le parvis à 10 heures 35 précises : qui plus est, la file d’attente, contrairement à ce qu’avait redouté Judith, est plutôt clairsemée. N. et elle arrivent d’ailleurs un gros quart d’heure après, tant et si bien qu’il est presque l’heure de l’ouverture et que nous n’attendons guère dans le froid.

Quelques minutes à peine après onze heures, nous sommes aux caisses et payons nos billets (il y aura bien plus de monde quand nous ressortirons).

 

Nous visitons l’exposition consacrée à Cy Twombly, dont je connaissais une (ou deux ?) toile(s), vue(s) au Centre Pompidou-Metz dans les salles consacrées aux grands formats.

Alors que nous parcourons les premières salles, Judith me souffle en aparté que ce ne sont pas les œuvres exposées qui vont réconcilier N. avec l’art du XXe siècle. Ni moi non plus, ni elle d’ailleurs, qui ironise sur ces dégoulinures grises ou noires sur fond monochrome, ces gribouillis inextricables assortis de lettres griffonnées référant à des souvenirs homériques, qui, quand bien même ils réfèrent à Patrocle et Achille (ou bien qu’ils aient inspiré à Roland Barthes son Cy Twombly ou « Non multa sed multum », texte curieusement presque aussi abstrait que l’œuvre qu’il glose), ou à quelque autre lecture savante, ne sauraient nous conquérir tout à fait.

 

© Internet

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La vue sur Paris, à travers les baies vitrées, propose un ciel plus gris que la veille, comme écrit à la mine de plomb lui aussi. Judith parle plaisamment de punition et d’apocalypse dont nous serions les victimes.

Les dernières salles — nous ne nous le disons pas, mais nos pas s’alentissent, de même que nos circuits individuels devant les toiles se compliquent, se recoupent, ou se brouillent, à l’instar de ce que nous regardons — nous plaisent davantage, qui proposent des œuvres de très grand format, plus colorées, dans des harmonies plus évidentes, sortes de floraisons vives aux couleurs chaudes ou acides, lesquelles me rappellent d’ailleurs une toile cirée que Judith avait emportée dans ses bagages quand elle était venue à **** la première fois, alors que je venais à peine d’emménager dans un très grand appartement derrière la cathédrale, et qui a, jusqu’à ce que la trame s'en use et les couleurs s'en aillent, couvert ma table de cuisine, puis, dans l'appartement où j'ai vécu ensuite, de salle à manger.

 

© Internet

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Nous descendons d’un niveau pour voir l’autre exposition Kollektsia ! : art contemporain en URSS et en Russie, 1950-2000, que nous parcourons sans doute trop vite.

 

Andrei Filippov, La Cène, 1989 © Internet

Andrei Filippov, La Cène, 1989 © Internet

Entre autres œuvres grinçantes, mon attention est retenue par cette installation d’Andrei Filippov, intitulée la Cène : sur une nappe rouge frangée de noir, douze assiettes blanches disposées les unes à côté des autres avec comme couverts à droite une faucille, à gauche un marteau. Je suis frappé, sur le moment, de l’étrangeté de cette juxtaposition d’assiettes face à un mur, de ce vide que créent l’absence de sièges et celle de convives fantomatiques qu’on ne verrait nécessairement que de dos —  sans songer d’ailleurs qu’on ne s’étonne ni ne s’interroge jamais de ces représentations picturales du dernier repas du Christ où, pour les besoins de l’artiste, afin qu’on les voie tous nous faisant face, de profil à la rigueur, mais naturellement jamais de dos, les dîneurs, appelés à nos talents d’identificateurs, sont représentés en rangs d’oignon, alors que pareille disposition est la moins probable d’une véritable ecclésia (même si c’est là le podium habituel de nos palais des congrès actuels et de grands-messes médiatiques), la moins propice à celle d’un ultime repas entre l’homme qui va mourir et ses disciples ! Ici, l’on imagine des ogres sans foi ni loi livrés à eux-mêmes et sans rédempteur (si les assiettes étaient bien au nombre de douze…) se partageant l’empire et détournant les outils du prolétaire pour quelque carnage anthropophage…

 

La plupart des autres œuvres manifestent un même sens solide de la dérision...

Là comme ailleurs, comment ne pas songer, même si la règle souffre (ou souffre de) ses exceptions, combien artistes et jeunes gens incarnent le souffle de fronde nécessaire, l’opposition inextinguible aux oppressions ?

 

Vladimir Yankilevsky, Portrait de R. S., 1963 © Internet

Vladimir Yankilevsky, Portrait de R. S., 1963 © Internet

Blue Noses, L’ère de la pitié, 2005 © Internet

Blue Noses, L’ère de la pitié, 2005 © Internet

Quoi qu’il en soit, après que j’ai une première fois en téléphonant repoussé d’une demi-heure notre arrivée, nous sommes obligés de presser le mouvement afin de déjeuner dans le restaurant libanais tout proche où j’ai réservé et quittons les lieux à regret.

 

La salle, plutôt vaste, à demi enterrée, vide malgré l’heure avancée, où l’on nous accueille, est peu chauffée. La nourriture qu’on nous sert est assez décevante, platement roborative.

Nous nous donnons doucement de nos nouvelles (je trouve Judith un peu changée, le visage un peu soufflé, mais peut-être est-ce le froid, tant il est vrai que jamais, cependant, on ne lui donnerait cinquante-cinq ans).

Elle m’apprend que Lucien sera dans l’appartement au moment où N. et elle iront à l’île d’Yeu, tandis que Laure sera reçue par un correspondant allemand : est arrivé ce que, pour ma part, j’ai revendiqué beaucoup plus tôt, Lucien ne veut plus partir en vacances avec eux. Seul le studio de N. serait disponible en cas de besoin, ce qui ne me ravit pas. Je mémorise toutefois les dates, au cas où l’appartement de F. et de Pascal ne serait pas disponible. Nous nous quittons près de Rambuteau, où N. et Judith prennent le métro.

 

Je vais à pied jusqu’au quartier latin, achète quelques livres d’occasions, dont un guide de Lisbonne et de quoi satisfaire quelques-unes de mes curiosités littéraires, à partir de quelques titres retenus d’émissions entendues à la radio.

Je rentre ensuite à l’appartement.

Après avoir fait quelques courses pour le dîner, le froid extérieur me retient de sortir.

J’appelle Patrice pour qu’on se voie. Anne sera là. Tous deux ont prévu — décidément, tout le monde s’y rend, le bouche à oreille opérant à juste titre… — de visiter la fondation Vuitton en milieu d’après-midi. Je propose alors de dîner ensemble à leur retour, si du moins Anne est d’accord.

 

 

12 février

Comme je sais par avance que je m’agiterai beaucoup au Portugal, que j’éprouve un besoin de repos, je passe ma matinée à lire et à écrire.

Patrice me rappelle, après que j'ai moi-même téléphoné un peu plus tôt sans qu’on décroche : Anne est malade, elle préfère rester chez eux, plutôt que de sortir, ou dîner en ville.

 

Je me mets en route tard pour Orsay.

L’exposition consacrée à Bazille, au cinquième niveau, ne saurait contenir tous ses visiteurs. Les corps entrent en collision. Certains paysages, scènes ou baigneurs ne souffrent pas la comparaison sur des sujets proches avec ceux de Monet ou de Cézanne, cruellement mis en regard.

Je ne songe que dans les dernières salles à prendre quelques photos.

En l’occurrence, ce sont plutôt des balises concernant des œuvres qui me séduisent ou dont j’ignorais l’existence : ainsi d’un tableau que je ne connaissais pas de Berthe Morisot,

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de fleurs de Renoir qui me plaisent plus que ne me plaisent ses toiles en général

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— et, pour sacrifier au nu masculin, d’un dessin de Bazille himself, pour n’avoir pas l’air de totalement bouder un artiste mort prématurément, qui n’a pas eu le temps de s’accomplir.

 

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