767 - Pages choisies

Publié le par 1rΩm1

de  Richard  FLANAGAN,  la  Route  étroite  vers  le  nord  lointain,  roman traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon, Actes Sud, 2016, pp. 284-285 et 341-346 :

 

767 - Pages choisies

 

Le Goanna s'était penché pour soulever Darky Gardiner dans ses bras à la manière des pompiers. Il le jeta sur son épaule, puis le remit debout. Il y eut une pause insolite, comme si le châtiment était terminé, mais une fois que Darky eut retrouvé son équilibre les trois gardes s'acharnèrent de nouveau sur lui avec leurs bâtons de bambou et le manche de pioche jusqu'à ce qu'il retombe à terre. Et ainsi de suite : les coups de bâton, la chute, les coups de pied, et debout pour une nouvelle série de coups.

Devant ce spectacle — alors que le Goanna relevait une fois encore Darky Gardiner pour le tabasser à nouveau, qu'il le giflait deux fois d'un revers de main —, Dorrigo Evans eut l'impression qu'une terrible vibration ébranlait la terre, et que chacun d'eux ne pouvait s'empêcher de battre la mesure. Et que ce tambourinement de mauvais augure était la vérité de son existence.

Il faut arrêter ça, disait-il. C'est injuste. Cet homme est malade. Très malade.

Mais il n'y avait pas de discussion, Nakamura se borna à l'arrêter d'un geste et couvrit ses mots d'une nouvelle voix, plus affable.

Le major Nakamura dit qu'il a une réserve de quinine, traduisit Fukuhara. Pour aider prisonniers malades à travailler. C'est la volonté de l'Empereur, la voie ferrée en a besoin.

Et la pluie de coups continuait, de plus en plus sonore. Dorrigo Evans comprit que Nakamura essayait d'aider, mais ne pouvait plus rien contre le châtiment qu'il avait ordonné. La quinine aiderait les autres. Nakamura pouvait décider qui il voulait aider, et la quinine l'aiderait à les aider. Mais il ne pouvait arrêter ces coups. Il ne pouvait aider Darky Gardiner. La voie ferrée l'exigeait. Nakamura l'avait compris. Dorrigo Evans devait l'accepter. Lui aussi avait un rôle à jouer dans la construction de la voie ferrée. Comme Nakamura. Comme Darky Gardiner, dont le rôle était de recevoir une correction brutale, et tous — chacun d'eux à sa façon — avaient leur part de responsabilité.

Les mouvements saccadés du corps de Darky Gardiner, de ses bras et de ses jambes tandis qu'il essayait de se défendre — tout cela représentait désormais pour les gardes des obstacles naturels, au même titre que la pluie, les bambous ou les rochers, qu'il fallait ignorer, couper ou briser. Ils ne cessèrent de le remettre debout que lorsqu'il ne se défendit plus ; ses cris firent place à un long râle, comme celui d'un soufflet déchiré, et le rythme de leur sinistre besogne se ralentit.

Un changement s'opérait en Dorrigo à mesure qu'il observait la scène. Voilà trois cents hommes qui en regardaient trois autres détruire un quatrième qu'ils connaissaient, et pourtant ils ne faisaient rien. Et ils allaient continuer à regarder et à ne rien faire. D’une certaine façon ils consentaient à ce qui se passait, ils battaient la mesure, Dorrigo le premier, lui qui était arrivé en retard, n'était presque pas intervenu, et approuvait à présent plus ou moins ce qu'il voyait. Il ne comprenait pas comment cela se pouvait, mais c'était le cas.

L’espace d'un instant, il crut saisir la nature d'un monde terrifiant où il serait impossible d'échapper à l'horreur, où la violence serait éternelle, la seule et unique vérité, plus grande que les civilisations qu'elle créait, plus grande que tout dieu idolâtré par l'homme, car c'était elle le seul véritable dieu. Comme si l'homme n'existait que pour transmettre la violence et veiller à jamais sur son domaine. Car le monde ne changeait pas, la violence avait toujours existé et ne serait jamais éradiquée, les hommes mourraient sous la botte, victimes de la poigne et des atrocités d'autres hommes jusqu'à la fin des temps, et toute l'histoire humaine était celle de la violence.

Mais c'étaient des sentiments trop bizarres et accablants pour que Dorrigo les approfondisse, ils flottèrent quelque temps dans son esprit, puis se dissipèrent. Derrière lui, Nakamura s'éloignait. Les pensées de l'officier japonais étaient elles aussi trop troublées et troublantes pour qu'il les comprenne, et à plus forte raison s'y attarde. D'autres prirent leur place, plus rassurantes et réconfortantes, des idées de devoir, de fidélité à l'Empereur et à la nation japonaise, des préoccupations immédiates et pratiques, la construction de la voie ferrée le lendemain, et, tel un hamster dans sa roue, l'esprit de Nakamura s'appliqua de nouveau à jouer servilement le rôle qu'on lui avait attribué.

En moins de dix minutes il oublia complètement le châtiment de Darky Gardiner, et une heure plus tard seulement, repassant le long du terrain qui servait de cour d'honneur et voyant les prisonniers encore au garde-à-vous, il s'aperçut que celui-ci n'était toujours pas terminé.

 

 

 

 

Les années passèrent. Il rencontra une infirmière du nom d'Ikuko Kawabata, une jeune femme dont les parents avaient été tués dans le bombardement de Kobe durant les derniers mois de la guerre. La paix revenue, son frère était mort de faim. Cette ville-là aussi ressemblait à un champ de ruines et de décombres, et l'histoire d'Ikuko était si ordinaire que, comme tant d'autres, elle préférait ne pas en parler.

Elle avait une peau nacrée et une tache de vin sur la joue droite qui troublaient Nakamura plus qu'il ne voulait l'avouer. Et un sourire nonchalant qu'il trouvait à la fois érotique et agaçant. Elle s'en servait pour clore toute discussion entre eux, ce qui était agréable, mais aussi, se disait-il parfois, l'expression d'une forme de stupidité et de lâcheté.

Grâce à Ikuko, il trouva du travail dans un hôpital, d'abord comme infirmier, puis comme intendant. Il abandonna avec joie ses transactions au marché noir, puisqu'elles n'étaient ni très lucratives ni particulièrement sûres, et qu'il redoutait souvent d'être découvert et remis aux Américains. Même dans son nouvel emploi, il évitait ses semblables — mais beaucoup faisaient comme lui, et apparemment tout le monde comprenait pourquoi tant de gens préféraient que personne ne s'intéresse à eux. Il alla vivre avec Ikuko, autant pour préserver son isolement que par besoin de compagnie. Elle était en excellente santé et se révéla une bonne ménagère, et il se félicita d'avoir trouvé une femme ayant de telles qualités.

Malgré son goût de la solitude, il prit l'habitude de jouer au go avec Kameya Sato, un médecin de l'hôpital ; au fil des ans une confiance mutuelle se développa entre eux et se transforma en amitié paisible. Originaire d'Oita, Sato était un homme calme et humble qui se dévouait pour ses patients, et passait pour un original car il ne portait jamais de blouse blanche. C'était un bien meilleur joueur de go que Nakamura, et un soir l'ancien militaire demanda au chirurgien s'il avait un secret.

Le voici, monsieur Kimura, répondit Sato. Toute chose possède un motif et une structure. À ceci près que nous ne les voyons pas. À nous de les découvrir et d'agir de l'intérieur, à la manière d'un rouage.

Sato vit bien que sa réponse n'avait pas grand sens pour le vieux soldat. Aussi poursuivit-il, enfonçant l'index et le majeur dans le ventre de Nakamura, en bas à droite :

Si je dois pratiquer une appendicectomie, j'interviendrai ici, je séparerai les muscles en fonction du motif et de la structure que l'on m'a enseignés à Kyushu, et pourrai ainsi retirer l'appendice infecté avec le minimum de risques et de stress pour le patient.

Ils en vinrent à évoquer Kyushu, l'une des plus prestigieuses facultés de médecine au Japon. Nakamura se souvenait d'avoir lu un article de journal sur plusieurs médecins de Kyushu, jugés et emprisonnés pour avoir prétendument disséqué des pilotes américains vivants sans utiliser d'anesthésiques. Cet article et ces condamnations avaient indigné Nakamura à l'époque, et il aborda le sujet avec véhémence, avant de conclure :

Encore un mensonge des Yankees !

Sato leva les yeux de la table de go, puis se concentra de nouveau sur le jeu et déplaça un pion noir.

J'étais présent, monsieur Kimura, dit-il.

Nakamura le dévisagea, jusqu'à ce que l'humble chirurgien relève la tête et soutienne étrangement son regard.

J'étais interne là-bas un peu avant la fin de la guerre, dans le service du professeur Fukujori Ishiyama. Un jour, on m'a demandé d'aller chercher un pilote américain dans une salle commune où il était sous bonne garde. Un vrai géant avec un nez tout mince, des cheveux roux et bouclés. Il avait été blessé par balle lors de sa capture, mais il m'a fait confiance. Je lui ai montré le brancard et il s'est installé dessus lui-même. On m'avait dit de l'emmener non pas au bloc opératoire, mais dans une salle de dissection du département d'anatomie.

Nakamura était intrigué.

Et là ?

Là, il m'a de nouveau fait confiance. J'ai désigné la table de dissection. La salle était remplie de médecins, d'infirmières et d'autres internes, ainsi que de quelques officiers. Le professeur Ishiyama n'était pas encore arrivé. L’Américain s'est même levé pour s'allonger sur la table de dissection. Et il m'a adressé un clin d'œil. Un clin d'œil et un sourire. Comme si on se préparait à faire une blague.

Et alors, enchaîna Nakamura, on l'a anesthésié, et le professeur Ishiyama a opéré sa blessure.

Sato avait un pion de go au creux de sa paume, il en caressait mécaniquement la surface lisse et bombée avec le gras du pouce, comme s'il massait un œil noir aveugle.

Non, répondit-il. Deux infirmiers lui ont attaché les membres, le torse et la tête à la table avec des sangles en cuir. Le professeur Ishiyama est arrivé pendant ce temps-là et a pris la parole. Il a expliqué à son auditoire que la dissection d'un patient avant sa mort permettait d'obtenir d'importantes données scientifiques qui aideraient nos soldats lors des grandes batailles à venir. Ce n'était pas un travail facile, mais toutes les avancées scientifiques exigeaient des sacrifices et de la détermination. Ainsi les médecins et les chercheurs prouvaient-ils qu'ils étaient les serviteurs dévoués de l'Empereur.

Nakamura jeta un coup d’œil au plateau du jeu de go, mais ses pensées étaient désormais ailleurs.

Je me rappelle avoir éprouvé de la fierté d'être là, ajouta Sato.

Nakamura comprenait parfaitement tout ce que disait Sato — au fond, les mêmes arguments, formulés différemment en des circonstances différentes, avaient guidé toute sa vie d'adulte, et même s'il n'en avait pas conscience, les motifs et le tempo familiers du récit de Sato confirmaient pour lui le fait que le professeur Ishiyama, même s'il n'avait pas utilisé d'anesthésiques, s'était conduit correctement et conformément à la déontologie.

L’Américain ne se débattait toujours pas, continua Sato. Jamais il n'aurait pu imaginer ce qui l'attendait. Avant que le professeur Ishiyama ne commence, nous nous sommes tous penchés vers le patient, comme pour une opération normale. Peut-être a-t-il été rassuré. Le professeur lui a incisé l'abdomen, lui a retiré un lobe du foie, puis a recousu. Ensuite il a pratiqué une ablation de la vésicule biliaire et lui a découpé une partie de l'estomac. L’Américain, qui avait l'air d'un jeune homme intelligent et plein de vie au début, paraissait à présent vieux et faible. On l'avait bâillonné, mais il n’était plus en état de crier depuis longtemps. Finalement, le professeur Ishiyama lui a prélevé le cœur. Il battait encore. Quand il l' a posé sur la balance, les poids ont tremblé.

 

Le récit de Sato s'était déversé sur Nakamura comme une rivière en crue sur un affleurement rocheux. Il l’avait encerclé, puis avait déferlé sur lui, pour finir par le recouvrir complètement. Mais rien n'avait bougé en lui. Même si cela signifiait que tout ce qu'avaient dit les Américains était vrai, et que lui, Nakamura, avait tort, les raisons pour lesquelles cette expérience avait eu lieu lui semblaient tellement compréhensibles qu'il ne trouvait rien d'extraordinaire à ce récit de dissection d'un homme vivant et parfaitement conscient.

Ça paraissait bizarre, mais dans un premier temps je ne me suis pas trop interrogé, reprit Sato. C'était la guerre, après tout. Et puis les jours suivants, il y a eu d'autres opérations sur d'autres pilotes  — l'ouverture du médiastin pour l'un, le sectionnement des nerfs faciaux pour un autre. Lors de la dernière à laquelle j'ai assisté, ils ont percé quatre trous dans le crâne du soldat, puis inséré un scalpel dans son cerveau pour voir ce qui allait se produire.

Nakamura et Sato jouaient au go dans un petit jardin réservé au personnel soignant. C'était le printemps, et quand Sato marqua une pause, Nakamura entendit les chants d'oiseaux annonçant le crépuscule. Un érable transformait les derniers longs rayons du soleil en fils scintillants d'ombre et de lumière.

Après la guerre, le professeur Ishiyama s'est pendu dans sa cellule, dit Sato. D'autres ont été arrêtés, condamnés à mort, puis leur peine a été commuée et finalement on les a tous libérés. J'ai cru un temps que je serais jugé à mon tour, mais maintenant tout ça est trop loin. Les Américains veulent tourner la page, et nous aussi.

Sato poussa vers Nakamura le journal qu'il avait sous les yeux. Regardez ça.

Il désignait un petit article accompagnant une photo. L’article portait sur les œuvres de bienfaisance de M. Ryoichi Naito, fondateur de la Banque du sang du Japon, une firme prospère qui vendait et achetait du sang.

J'ai  des  collègues  qui  ont  travaillé  avec  M.  Naito  au  Manchukuo.  Là-bas, M. Naito était l'un de nos meilleurs chercheurs dans ce domaine. La vivisection. Et dans bien d'autres. L’expérimentation d'armes biologiques sur les prisonniers. L’anthrax. Et la peste bubonique, paraît-il. On testait aussi sur eux des lance-flammes et des grenades. Un projet de grande envergure avec le soutien des plus hautes autorités. Aujourd'hui M. Naito est une personnalité respectée. Pourquoi ? Parce que ni notre gouvernement ni les Américains ne veulent exhumer le passé. Les Américains s'intéressent à nos recherches sur les armes biologiques ; elles les aident à se préparer à une guerre contre les Soviétiques. Nous avons testé ces armes sur les Chinois ; ils veulent maintenant les utiliser contre les Coréens. En réalité, seuls les plus malchanceux ou les lampistes ont été pendus. Et les Coréens. Mais les Américains ne pensent qu'à faire des affaires, désormais.

Nous aussi, nous sommes des victimes de la guerre, dit Nakamura.

Sato ne répondit pas. Nakamura sentit tout au fond de lui que, comme le peuple japonais, il était quelqu'un de bien et d'honorable, accusé à tort. Une victime, oui — lui, Ikuko, ses camarades exécutés, et le Japon. Ce sentiment lui permettait de comprendre tout ce qui lui était arrivé, conférait même une certaine grandeur à son existence minable faite de secrets et d'évasions, de fausses identités et d'un éloignement croissant de ses semblables. Mais le récit de Sato le ragaillardit. La perspective lointaine d'une forme de libération divine semblait exister à nouveau en lui.

Vous avez déjà entendu ce son bizarre à la fin d'un tremblement de terre ? demanda Sato. Dans le jour déclinant les traits de son visage las s'estompaient. Une fois que les secousses et ce roulis dément ont cessé, continua-t-il, et que tous les objets — les tableaux et les miroirs sur les murs, les huisseries des fenêtres, les clés accrochées à un clou —, que tout cela se met à vibrer en produisant ce son insolite ? Et que dehors, tout ce que l'on connaissait risque d'avoir disparu à jamais ?

Bien sûr, dit Nakamura.

Comme si cette vibration émanait du monde lui-même ?

Oui, dit Nakamura.

Quand le plateau en inox de la balance de la salle de dissection a tremblé parce qu'on y posait ce cœur, voilà l'effet que ça m'a fait. Comme si le monde tremblait.

Sato eut un étrange sourire.

Vous savez pourquoi il m'a fait confiance ?

Le professeur Ishiyama ?

Non, ce pilote américain.

Non.

Parce qu'à cause de ma blouse blanche, il a cru que j'étais là pour l'aider.

 

 

 

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