768 - Journal d'un conscrit (15) [in memoriam J.-M.]
30 décembre 1983
La “rentrée” ici s’est mieux effectuée que prévu. Je n’ai encore hérité d’aucun « service », ni de trop de corvées. Il y a seulement eu un boulot monstre. Car les messieurs gradés préparent activement (mais soudainement et tardivement) “leurs” « manœuvres » de printemps — auxquelles je ne sais pas si je participerai. Il y a donc une certaine accumulation de fatigue, car de longues journées au clavier d’une machine à écrire sont propres à éreinter, réellement.
J’ai écrit à V*** pour que l’on essaie de se voir au mois de janvier lorsqu’elle fera son stage à C*** — ainsi qu’hier à Pascal pour lui adresser mes bons vœux.
L’année 83 n’aura pas été bonne en ce qui me concerne. De Ch*** à C***, que d’expériences déceptives. Il n’en a guère été mieux en ce qui concerne l’affect, les sentiments. Et 84 s’annonce aux trois quarts sinistrée. Mais je fais des vœux pour que le temps passe rapidement.
J’ai joint à ma lettre une carte qui fait pendant à celle de Pascal. Elle souligne une antiphrase : cette année, nous ne nous voyons pas souvent. Les « grandes permanences affectives » ont été sabordées, de même que ma vie dilettante, indépendante, solitaire. Tout cela fait défaut, cruellement. Comme si j’avais besoin d’épreuves pour en mesurer la valeur… [comme si] tout cela qui me manquerait, j’en savais par avance la valeur…
J.-M., je souhaite que 1984 soit à l’image de tes désirs. Je sais qu’il sert bien peu de l’écrire. Mais je reste volontiers superstitieux — et l’écris tout de même. Bonne année donc. (J’ai chargé ma sœur de t’embrasser en l’occasion du réveillon, puisqu’il semble que vous vous verrez. J’espère qu’elle l’aura fait.)
De toute façon, il faut marquer le coup, comme on dit.
Samedi 31 décembre 1983, 9 h 15
Calme. Je n’ai rien de prévu ce week-end que ma garde, pour le moment du moins. Ce samedi est donc parfait. Plaisir d’avoir du temps devant soi, là, palpable, lumineux — et calme. Je poursuis donc au petit bonheur la chance, au hasard, bon gré mal gré, ces fragments épistolaires.
Pouvoir lire, écrire, entendre de la musique et des chansons. Tout cela est devenu contrebande ou luxe, selon les cas.
Ce temps de lire, je ne l’ai presque plus. Mais je poursuis, même interrompue, ma lecture suivie de Duras, de Cocteau, de Léo Malet. Ce sont ces trois auteurs dont je fais mon horizon littéraire depuis maintenant trois mois. Auteurs profondément dissemblables à l’image de cet éclectisme qui a toujours sévi dans mes lectures. Mon habitude du discours citant me pousse à recopier ces fragments de le Passé défini (que je me suis fait offrir par mes parents pour Noël) :
« Une amitié sans devoirs et sans reconnaissance est une amitié vraie. Sinon elle est un ersatz de l’amour (tel que les gens l’entendent). Désir d’ajouter du drame au drame d’être, drame que seule l’amitié rend acceptable. » (p. 12)
A propos de la mort de Pétain :
« Mort de Pétain. La mort de Pétain est une apothéose. Pétain est mort, vive Pétain. Sa médiocrité empêche que l’on soulève la moindre critique. Tout le monde lui présente les armes et les excuses de la France d’avoir condamné un maréchal à mort. Dépêche des archevêques, messes solennelles dans les cathédrales et à Notre-Dame. On devrait le canoniser. “Tu as canonné, je te canonise.” Epoque de la vitesse, on n’a jamais vu un homme passer plus vite de la honte à la glorification. » (p. 17)
« Aucun journal n’aurait pensé à dire que Rimbaud aurait le même âge que Pétain. C’était pourtant opposer la vraie gloire à la gloire fausse. Rimbaud et Pétain naquirent à la même date. Il faut de tout pour faire un monde. » (p. 18)
« Tout le mal vient des encyclopédies. Ils ont dit à tout le monde de penser. Il en résulte que la bêtise pense, ce qui ne s’était jamais vu. (p. 20)
« Quel dégoût d’être sur cette vieille catastrophe qu’est la mer, loin de cette vieille catastrophe que sont les côtes, sous cette vieille catastrophe que sont les astres. Et à toutes ces catastrophes, quel dégoût de se dire que les hommes ajoutent les leurs. » (p. 30)
« PATHOS DE L’EPOQUE
La raison pour laquelle on est accusé de n’être pas “humain” en 1950, c’est le soin qu’on apporte au travail. N’est plus humaine que l’ébauche. Le bâclé se nomme “humain”. Le métier, qui consiste, à fabriquer le véhicule par où l’humain s’exprime, passe pour un travail intellectuel dont l’humanisme est exclu. Froide est l’œuvre bien écrite ou bien peinte. Humaine l’œuvre écrite ou peinte n’importe comment. C’est la défense du médiocre. Elle a pour elle la supériorité du nombre. » (p. 34)
« […] nous cherchons d’habitude de la force dans un mécanisme de méchanceté. » (p. 14)
Voilà donc un ensemble de phrases déliées, reliées, que je vais laisser sur un point d’orgue. Volontairement. Nous nous verrons bientôt, j’espère.
Je vous téléphonerai dès mon retour, jeudi ou vendredi prochain.
Affectueuses pensées,
Romain