797 - Work in progress (work in extremis)
I
Septembre 2017
Je trouve […] un peu de temps pour moi : je lis, j’écris, je vais au cinéma (un peu plus que tous ces temps derniers).
Ainsi j’ai vu le film d’Amalric, Barbara, qui m’a plu, surtout dans sa première moitié.
Je me demande néanmoins ce que peut en comprendre le spectateur lambda tant le scénario fourmille d’allusions souvent transposées, des bribes de chansons ou de texte transitant d’une situation à une autre, voire d’une époque à une tout autre temporalité. Il faut vraiment connaître, j’ai l'impression, l’univers de Barbara pour en pénétrer tous les arcanes.
L’alternance de documents filmés et de raccords joués par Balibar est parfois saisissant, et il est vrai que l’actrice qui joue à l’actrice qui joue Barbara (qui elle-même jouait beaucoup de son image !) amène de puissants effets de vertige. Le film tient beaucoup à sa performance d’actrice, voire de chanteuse. Je ne sais pas, par ailleurs et au bout du compte, si j’ai été ou non dérangé par ce qui est montré de la folie (de l’hystérie ?), peut-être un peu trop appuyée (?) dans le film, de Barbara elle-même ; mais cela révèle aussi les fêlures de son existence, la résilience étant inversement proportionnelle à la part d’ombre transportée du refoulement à l’éclat de tel ou tel aveu formidable, sans en obérer toujours l’emprise ni (tout aussi bien) les possibles effets délétères.
La sauce Balibarbara prend donc, mais on est peut-être parfois un peu trop dans des caprices de diva — et dans l’entretien d’une mythologie —, cependant que la femme réelle, avec sa sincérité tout à trac et sa « vérité » revendiquée comme telle, échappe peut-être à la prise du cinéaste...
Une (autre) vraie bonne idée : avoir fait jouer Jacques Tournier, l'auteur de Barbara ou les parenthèses, par Pierre Michon. Quand la littérature rencontre la chanson...
(Il m'arrive de penser que l'inverse est peut-être plus vraie...)
4 novembre [2017]
Matin
Exposition Barbara.
Les aficionados de la (pas toujours) longue dame brune (ainsi que l’attestent les documents concernant sa jeunesse, ou les photos les plus récentes) n’y auront — à nouveau — certainement rien appris de bien nouveau ni de bien bouleversant. Cependant, ce n'est pas là sa vocation première, et le visiteur se trouve souvent confronté à des choses amusantes, à bonne hauteur de l'humour souvent éprouvé de la dame.
Ainsi de cet extrait de vidéo (vu déjà dans le film d'Amalric) où Barbara, mi-mutine mi vacharde — peut-être aussi pour exorciser ce que la réminiscence pourrait avoir de douloureux ou de tragique — dialogue avec un accordeur, chargé de mettre au diapason 442 le piano noir, homme à l'apparence bonasse et bien plus âgé qu’elle : elle lui parle de son passé d’enfant fuyant les nazis : « Vous ne vous en souvenez pas, n’est-ce pas, vous n’étiez pas né ? » [ou quelque chose d’approchant], tout en ajoutant « Moi qui ai plus de quarante ans » puis rectifie aussitôt en singeant la coquetterie : « enfin non, pas tout à fait ».
Ainsi de l’extrait du film de Brialy, l’Oiseau rare, où elle s'inquiète de la santé d’un poisson rouge...
Ainsi de cette couverture d'un hebdomadaire à scandales qui marie le même Brialy à « [s]a dame en noir »...
Ainsi encore de ce « Fairy Tale » parodique et plein de clins d’œil, d’allusions et de double sens, sous forme de roman-photo, The Swan Prince, publié dans Vogue en janvier 1987, mis en scène par la photographe Arthur Elgort, au profit de l’AMFAR, une association américaine pour la lutte contre le SIDA. Elle y figure aux côtés de Mikhaïl Baryshnikov — qui, me semble-t-il, avait dansé sur la chanson intitulée Pierre, chorégraphie qui, si elle a bel et bien existé, a pu échapper aux prises des organisateurs de l’exposition, à moins que ce soit moi qui l’ait inventée1… —
Once upon a time there was a Prince named Siegfried. He was sweet, but tragic. You see, mes enfants, our Prince had a tragic (but sweet) obsession with swans. Oh yes, much like his ancestor, the Bavarian Ludwig, he simply adored little feathered creatures… swans, that is.
He wasn’t remotely interested in anything a proper young member of royalty should be… no… not fast cars, or yachts, or gambling, or girls, or South African economic sanctions… mais no… why, not even cocaïne, my dears… just swans.
In the morning the Prince loved to read to his swans… stories about worms and insects and crumbs and big baguettes… then he told them a secret — that very soon Mme Mitterrand would have lots of time to come and feed them in the park.
Meanwhile Siegfried’s mother, the Queen, was deeply disturbed by her son’s strange behaviour.
« How wil he ever produce an heir ? » she lamented.
She surrounded him with ravishing beauties, delicious damsels, even the precious princess of Fam… but to no avail.
The Queen was exasperated.
She blames the girls for this misfortune — in a fit of pique she commanded Mireille to wear Marcel Griffon for the rest of her life ! What a tragedy !
The Queen began to fear that her son’s case might be hopeless. But she held on the dream that by some miracle the Prince might become a real man… A Belmondo, a Delon, a Pasqua.
Having exposed her son to women, sports, psychiatry, minéral baths, foot massages and the Church — all to no avail — the Queen took matters into her hands… she gave a dinner party !
She surrounded the Prince with all the most éligible Princesses in the land… and had the affair catered by La Coupole.
But Siegfried rejected these women one by one… they just weren’t right… something missing… je ne sais quoi… they just didn’t have any… uh… well any… feathers !
* * *
J’achète, après quelques hésitations, le catalogue (auquel [ce 24 novembre] je retire seulement son enveloppe de cellophane.)
L’intégrale discographique en revanche, quoique peu onéreuse, n’ajoute pas grand-chose à la précédente (achetée le 5 novembre 2012, si j’ai bonne mémoire, le jour où je rencontre Julien X), et je décide de m’en abstenir.
* * *
Vingt ans.
Je pense à vous, qui m’avez appris — tant appris2 —, tant et autant que bien des livres (mis bout à bout).
Je pense à vous souvent, même si les pensées toujours s’espacent, l'habitude prenant le relais du deuil ("vous disiez [qu'elle disait] pas une larme…", n'est-ce pas ?).
Lors de la crémation de J.-M., plutôt que Quand ceux qui vont…, choisi par Patrice, j’avais aussi voulu qu’on entendît Rémusat : J.-M. avait porté le deuil de sa propre mère dans les derniers mois de son cancer — la même maladie ayant emporté sa mère quelques mois auparavant, et tous deux ayant su qu'ils l'avaient contractée presque au même moment.
Je me permets — aujourd’hui — ce nouvel emboîtement…
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1. C'est moi qui sans doute ait été distrait, le fait étant avéré. Dans le catalogue de l'exposition (p. 208), je lis en effet : « C'était une rencontre tout à fait extraordinaire […]. Il avait appris le français sur mes disques. J'ai entendu une toute petite voix qui disait : “Allô, Barbara...” C'était Mikaïl Barychnikov. On ne s'est pas dit grand-chose, j'étais tout à fait bouleversée. Puis, peut-être deux, trois ans après, j'ai entendu la même voix avec beaucoup plus d'assurance — il faut dire qu'il parle très bien français maintenant — qui disait : “Bonjour, c'est Misha Barychnikov, j'aimerais que vous acceptiez que je danse sur vos chansons.” […] Il a choisi Pierre, le Mal de vivre et la Cantate. […] » (Barbara au micro de Jacques Chancel dans Quotidien Pluriel, 2 janvier 1987.)
2. A moins que — plutôt —, en écoutant vos chansons, je me sois tant (re)trouvé ?
II
Il me souvient : je vous ai vue trois fois en concert.
La première, ce devait être en 1979 — lors de la tournée que vous avez faite après votre Olympia de 1978 — à la salle P*** de ****.
Je n’ai pas vraiment apprécié le spectacle, je n’ai pas su. J’ai trouvé vos interprétations, vos gestes, votre façon d’être… tout, en vérité… très sophistiqué.
Je vous reprochais aussi votre absence d’émotion quand vous chantiez telle ou telle chanson, que j’aurais chantée autrement (!) — car vous produisiez chez vos auditeurs de forts et curieux transferts, comme si vous aviez traduit le chagrin de l’un, exalté le bonheur de l’autre, retracé l’histoire ou le parcours d’un-e dernièr-e.
Et je ne m’y retrouvais pas ou plus.
(Il a fallu longtemps pour que je sache enfin, alors que je nous croyais fort proches, dans une gémellité que je trouvais flagrante, que nous étions très différents. Ou plutôt : que vous étiez très différente de ce que j'avais imaginé.)
J’ai bien boudé mon plaisir durant cette soirée…
— Et je trouvais à ma déception toutes sortes de mauvaises raisons.
Pourtant, au moment des rappels, quand, dans la salle, des spectateurs vociférants réclamaient tel ou tel titre — l’Aigle noir faisant naturellement l’unanimité ! —, quand, en face, d’un balcon, la voix d’un jeune homme, à contrecourant, s’est élevée et a claironné Absynthe (écrit ainsi sur la pochette du disque si j’ai bonne mémoire), vous avez relevé la tête, non pas pour approuver comme moi cette voix discordante — qui sait d’ailleurs si vous l’avez entendue ? —, mais pour lancer : « Ce n’est pas la chanson à la carte ici ! ». Et vous d’entonner aussitôt une tout autre chanson — j’ai oublié depuis laquelle — que celles réclamées par ce public venu pour vampiriser la vedette. A ce moment-là, vous m’avez vraiment plu.
C’est, je crois, à ce moment-là que je vous ai tout pardonné — et brusquement compris vos intransigeances — et su que vous aviez chanté ce soir-là vos chansons comme personne d’autre que vous ne pouvait le faire.
La seconde fois, c’était au Parc des Expositions de Nancy, lors de la tournée que vous aviez entreprise pour Lily Passion.
Je n’ai jamais su grand-chose vous concernant, que depuis votre disparition.
Je vous ai découverte tard — bien après Jacques Brel, Georges Brassens, ou (ironie du sort !) Serge Reggiani, dans la discothèque des parents, et même après aussi que j’introduirai dans la maison, au grand dam de mon père, Léo Ferré…
On ne vous voyait presque plus alors à la télévision — nous n’avions de toute façon pas la télévision, mais il m’arrivait de me déplacer chez des amis de mes parents pour voir un Grand Echiquier consacré à Léo Ferré ou Jean Ferrat —, vous ne suscitiez plus guère de remous médiatiques, et tout ce que je savais de vous était de seconde main.
Aussi ignorais-je ce qui était pourtant du domaine public : par exemple, que vous arriviez bien avant l’heure de votre spectacle pour apprivoiser la salle et dompter par avance l’effarant Minotaure qu’on nomme public — ou que vous ne vouliez voir personne avant un spectacle, les importuns trouvant l’huis impitoyablement fermé.
Je n’aurais jamais voulu, alors que, dit-on, vous vous prêtiez volontiers au jeu des visites dans la loge après le spectacle, ni vous adresser la parole, ni vous demander un autographe. — J’avais lu l’incroyable récit la Barbaresque de Sandra Thomas et connaissais de toute façon votre chanson les Rapaces…
Je n’aurais donc jamais dû chercher à vous rencontrer, un mémoire sur la chanson à texte sous le bras.
Au vrai, ce n’était pas mon idée. Comme mes parents connaissaient je ne sais quel responsable de salle ou organisateur de tournée, qu’il leur donnait de temps en temps des places de concert, j’ai pu m’introduire par l’entrée des artistes, faire entendre ma requête.
Une femme, très aimable mais ferme, est alors venue me rencontrer : je ne vous verrais pas, pas avant le spectacle, mais le mémoire serait remis…
Je n’avais même pas imaginé que vous puissiez avoir une secrétaire.
Vous suscitiez chez les gens qui aimaient vos chansons de remarquables chaînes, voire d’indéfectibles chaînons. Ce soir-là, dans la salle, il y avait mes parents, ma sœur, J.-M., Pascal…
Pascal a pris des photos durant le spectacle, dont il a fait un tirage pour moi ensuite. Ce sont presque tous des clichés pris à distance, réalisés avec un appareil médiocre, mais le geste m’a fait vraiment plaisir.
Il existe une autre photographie de vous. Elle m’a été donnée par S***, qui, elle, m’a fait vous découvrir quand j’avais dix-sept ans.
Cette photographie a été prise de très près dans cette même salle P*** de ****, peut-être en 1974 ou 1975, par un ami de S*** : il la lui avait donnée — puisque S*** vous admirait et connaissait toutes vos chansons.
C’est une très belle photographie en noir et blanc, que j’ai imbécilement écornée et longtemps épinglée dans ces florilèges de photos, cartes postales, images et autres tableaux qu’on poignarde aux murs tout en croyant exhiber quelque chose de soi…
S***, elle, vous avait rencontrée. Le lendemain d’un concert à Nancy, vous étiez installée dans un café de la Place Stanislas où elle avait ses habitudes de lycéenne. Prenant son courage à deux mains, elle s’était plantée devant vous — elle racontait très bien la scène —, vous lui aviez caressé le poignet en lui demandant : « Que voulez-vous, petite fille ? », à quoi S*** s’était entendue répondre qu’elle voulait juste dire qu’elle aimait beaucoup vos chansons…
(Je vous imagine répondre : « C’est très gentil, c’est très gentil, petite fille ! »)
La troisième fois, je l’ai déjà évoquée : c’était au Parc des Expositions de Reims en mars 1988.
III
Le 24 novembre 1997 — ou était-ce le 25 ? —, on annonce votre mort à la radio.
Je suis dans la cuisine. Je vais dans la véranda, seul espace vide où marcher un peu.
C’est à peu près tout ce dont je me souviens de l’émotion qui m’a nécessairement saisi — comme à la mort de Brassens, de Brel ou de Ferré.
(En revanche, je ne sais ni où j’étais, ni ce que je faisais le jour où Brel, Brassens, Ferré sont morts…)
Je recevrai ensuite des appels téléphoniques d’amis et des proches pour m’annoncer la nouvelle, comme on le fait auprès de la famille ou d’amis ou de proches de la personne défunte pour dire sa sollicitude ou partager son chagrin.
IV
On vous voyait peu à la télévision, mais Alain avait vu le “clip” de Si d’amour à mort. Il avait pu l’enregistrer sur son magnétoscope, me l’avait montré, il se le passait en boucle.
C’était avant qu’il décède à son tour.
J’ai mis longtemps avant de pouvoir écouter la chanson sans penser à — ni pleurer sur lui.
V
J.-P. disait de vous que vous étiez une grande tragédienne de la chanson.
C’était une banalité, certes, mais cela fait sens — et chaîne… — avec ce que j’écris ici.