816 - Chante, c h a n t e     b a r c a r o l   (1)

Publié le par 1rΩm1

 

 

Chante, chante barcarol

 

(Paris – Venise – Vérone – Padoue – Paris)

 

Journal extime

 

(23 octobre – 5 novembre 2017)

 

 

1

 

 

Près d'un château sans châtelaine

La barque aux barcarols chantants

Sur un lac blanc et sous l'haleine

Des vents qui tremblent au printemps

Voguait cygne mourant sirène...

Guillaume Apollinaire, “La Chanson du Mal Aimé”, Alcools, 1913.

 

 

Chante, Barcarolle,
J'irai en gondole.
J'irai, sans sourire
Au pont des Soupirs […]

Passant par Vérone,
Derrièr’ les créneaux,
[Pour] voir le fantôme
Du beau Roméo […]

Ce s’ra l'Italie,
Comm’ dans les chansons…

Barbara, “Gare de Lyon”.

 

816 - Chante, c h a  n t e     b  a  r  c a r o l    (1)
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23 octobre

Matin

Faire tenir dans un bagage cabine tout ce dont j’ai besoin pour mon séjour à Paris et en Italie tient de la gageure. Je m’y reprends à plusieurs fois. Je substitue à du linge trop épais quelques couches plus fines, puis renonce à la valise achetée pour Londres au profit d’une valise tout de même un peu plus grande…

 

Je m’en rends compte dans le train : je suis parti en oubliant le chargeur de la brosse à dents électrique. Je devrais m’en réjouir, l’ensemble des chargeurs divers prenant une place déjà considérable, pour ne rien dire de leur poids. Il faudra toutefois m’acheter une brosse à dents manuelle, si je ne veux pas renoncer aux services de l’appareil avant mon retour, la durée de la charge n’excédant guère douze jours.

 

Est-ce par crainte superstitieuse d’une contagion de l’oubli de M.-C. en juillet ? je cède aux récapitulations énervées de ce que j’aurais pu ne pas emporter, tout en vérifiant par deux fois au moins que j’ai pris tous les éléments nécessaires à mon voyage.

— Et je m'irrite de cet énervement inhabituel avant de m'en aller...

 

 

Après-midi, Paris

Je croise Judith dans le supermarché près de chez elle alors que je fais des achats pour le petit-déjeuner du lendemain.

Elle vient seulement de songer à ma venue et me dit que la bière ne sera pas fraîche… Je m’amuse qu’elle soit ainsi toujours dans l’impréparation — et lui dis que je peux très bien me passer de son brouet tiède. Elle achète un pack tout de même, que, m’assure-t-elle, boira N.

 

Je la retrouve quelque dix minutes plus tard dans le studio de N.

Elle sort des étagères de l’entrée des taies, une housse de couette : je l’assure que je ferai le lit ensuite.

Dans l’appartement, nous devisons un peu assis sur le canapé du salon : Lucien fait son droit, comme on disait dans les romans du XIXe siècle — ce qui s’accorde assez avec le pseudonyme stendhalien que je lui donné ici —, à Assas, en vérité dans une antenne de l’université toute proche, rue de Vaugirard.

N. travaille en bibliothèque — peut-être (me dis-je) pour me laisser le studio.

Je ne m’attarde pas : j’ai rendez-vous avec Aymeric à 18 h 15, seul créneau qui lui était possible, puisque, à mon retour, il sera chez sa mère en Bretagne.

 

Soir

J’attends Aymeric dans notre bar habituel — « infiniment recommencée », ai-je plaisanté à propos du nom (féminin) de l’endroit. J’ai presque dix minutes d’avance, mais je ne suis toujours pas installé que je le vois entrer, avec cette légère avance qui le caractérise — autant que moi.

 

Aymeric me le fera remarquer : contrairement à bien des fois, il parlera, au cours de la soirée, beaucoup plus que moi…

Je dois me l’avouer : je suis absent à moi-même (ce qui dure peut-être depuis un certain temps, pour une raison que je crois cerner — laquelle m’agace d’autant mieux que je devrais en dynamiter l’indiscrète présence).

Dans mon combat contre la mélancolique présence, j’abdique cependant : je n’ai rien de substantiel à dire. Et c’est donc Aymeric qui lancera la plupart des sujets de conversation…

 

Ainsi il évoque le vingtième anniversaire de la mort de Barbara. Il n’a pas encore vu, dit-il, l’exposition à la Philarmonique organisée pour la circonstance. Précisément, j’aurais aimé — je ne le lui dis pas — la parcourir avec lui ; mais mon arrivée tardive en cours d’après-midi ne le permettant pas, je n’ai pu en faire la proposition. Or, j’aurai, cette fois, assez mal profité de sa compagnie, réduite à un repas dans un restaurant — quand les fois précédentes nous avions vu des films ou des expositions, et nous en étions trouvés contents.

J’évoque le film de Mathieu Amalric, une ou deux émissions radiophoniques entendues pour la circonstance [toutes choses retracées entre-temps ici].

 

J’avais été surpris de me voir proposer un restaurant indien l’avant-veille, alors que je croyais Aymeric hostile aux cuisines épicées. Qui plus est, l’idée de retourner dans le quartier de la Butte-aux-Cailles, entrevu avec B. un jour où il pleuvait tout autant, avait achevé de me séduire.

J’avais donc réservé une table, en spécifiant « si possible dans un endroit en retrait, propice aux conversations intimes ».

Le moment approchant de l’heure de la réservation, nous nous mettons en route.

 

La presse est considérable dans le métro.

Quand nous en émergeons dans une station toute proche de la Place d’Italie, il pleut.

Aymeric s’est muni d’un parapluie en piteux état…

Il cite un poème de Prévert : je lui récite en les adaptant quelques vers de “La Pêche à la Baleine” où il pourrait aller s’il était un Breton de la Mer comme je le lui dis en plaisantant, et ainsi mieux doter le pépin qu’il promène… Il réplique avec des vers d’un autre poème, dont il ne sait plus l’auteur.

 

Je m’amuse de voir que les tables du restaurant se jouxtent presque toutes. Cependant, on nous installe près de la porte, à une table de deux. Je retrace alors les préventions de T. à Aymeric concernant les restaurants où nous allons : non seulement il lui faut trouver des endroits écartés sans la présence indiscrète d’autrui, mais il me faut combattre ses idées préconçues concernant les cuisines exotiques… Or, j’ai réussi récemment à l’entraîner, au prétexte de dîner avec Marthe et Paul, après le lui avoir une première fois fait expérimenter un soir avec M.-C., dans un restaurant libanais, où, fort du souvenir qu’il en avait gardé, il s’est montré particulièrement gourmand de houmous, mangeant d’un vif appétit qui nous avait tous étonnés.

Aymeric aussi, me dit-il, a apprécié l’expérience récente d’un menu de mezzés. (La coïncidence m’amuse. Mais je ne suis pas certain de pouvoir mener T. dans un restaurant indien.)

 

Il me parle assez longuement des projets de son ancien compagnon, qui voudrait s’implanter à Toulouse. Cela nécessiterait de vendre la maison qu’ils ont achetée ensemble. Il me retrace la réserve avec laquelle a été accueillie par P*** l’idée de peut-être chercher un appartement et un emploi à **** où les prix de l’immobilier sont beaucoup moins élevés qu’à Paris. Cette réserve, il la comprend néanmoins — et la partage en quelque façon, car lui-même aurait peu d’appétence à vivre dans cette ville d’une bourgeoisie cossue assoupie, ainsi qu’il me la dépeint.

Il me dit son peu d’envie de retravailler, laquelle rencontre une certaine incompréhension autour de lui. Il ne me fait pas partie de ceux qui se réalisent dans le travail [je ne sais si j’appuie son propos sur le moment, mais je l’approuve : seuls quelques privilégiés ont la chance d’exercer une profession qui les réalise ; les autres peinent et suent, ou souffrent et se font suer dans tel labeur ou tel pensum ingrat… L’invention du travail au néolithique, apprendrai-je bientôt, relayé bientôt par l’esclavage, puis, plus tard, l’esclavage salarié a fait de l’homme le plus sot des animaux à la merci de quelques (mâles) dominants ! Peut-être, sur le moment, cité-je Rimbaud, sa détestation du travail, nos « horreurs économiques », je ne sais…]. Comme son père (c’est la première fois qu’il me l’évoque si précisément), me dit-il, il est peu mû par l’ambition. C’est sa mère, ajoute-t-il, qui gérait — selon l’expression consacrée — l’argent du ménage, son père n’y trouvant aucune espèce d’intérêt.

Il doit se rendre pour la première fois en Normandie — je m’étonne intérieurement qu’il ne connaisse pas cette région voisine de celle de son enfance — afin de fêter les cinquante ans d’une cousine.

 

Le restaurant est bon. J’ai commandé un bar : c’est la première fois que j’en mange dans un restaurant indien.

 

*  *  *

 

Nous allons un peu au hasard ensuite des rues de la Butte-aux-cailles et nous échouons dans un bar animé. Il s’y trouve là une collection impressionnante de barbus parmi les moins de quarante ans, le glabre étant désormais l’exception, tout à rebours du comptage des barbus d’antan. Nous commentons ce conformisme capillaire envahissant.

Comme je me sens en reste et qu’aucun sujet me concernant directement ne me vient vraiment, je raconte assez longuement Adrien — et le vertige qu’a provoqué notre conversation. Je n’en sais pas plus sur le jeune homme après l’avoir lu, je n’ai étreint, pour ma part, qu’un fantôme, comme s’il avait en quelque façon cherché à se dissoudre dans son récit. Il est vrai qu'il parle au nom de sa génération et non de à partir de son individualité, ce qui est d'ailleurs l'une des vertus de son récit...

La conversation dérive alors sur le Bataclan — où Aymeric dit qu’il ne pourrait remettre les pieds, puis sur la politique [dans des développements dont je n’ai pas gardé le souvenir, sinon que nous devons commenter l’après-tourmente présidentielle — et que, sans que je sache encore en quels termes de sa part, nous avons parlé du “leader” de la France insoumise…]

 

Il complète son “roman familial” en m’évoquant l’absence d’eau douce « dans la région naturelle de la baie du Mont-Saint-Michel, constituées de terres gagnées autrefois sur la mer » lorsque sa mère1 était enfant : aussi lui faisait-on boire un demi verre de cidre, ainsi qu’à ses compagnons, dans la journée. Pareille pénurie amenait à se rattraper le soir, l’eau pour les enfants, le cidre souvent pour les adultes !

 

Je lui dis que ce sera peut-être problématique, puisque je serai en compagnie de M.-C., de relater mon voyage cette fois-ci.

 

*  *  *

Il est tard déjà et je donne le signal de départ. Nous prenons ensemble le métro jusque Montparnasse.

Aymeric me parle de sa mère, qu’il va régulièrement voir, autant que possible, puisqu’il en a bien plus l’opportunité qu’auparavant, afin de ne pas avoir de regret de ne l’avoir fait  — et avant qu’elle ne décline davantage encore. Ses radotages de vieille femme — outre de mêmes sujets, répétitifs, elle oublie à mesure les sujets qu’elle a déjà abordés — contribuent à rendre ses séjours quelque peu déprimants.

 

(Je jette quelques lignes sur notre soirée en rentrant — que je reprendrai avec plus précisions et en faisant quelques greffes le lendemain matin, songeant combien il est toujours difficile de ne pas altérer les rencontres et conversations dans l’après-coup. Je persiste à trouver cela possible néanmoins, écartant ce qui pourrait être douteux, m'en tenant au seul certain, heureux de retrouver malgré tout quelque chose qui tient de la joie de l'échange...)

 

Nuit

La literie du studio de N. se montre toujours aussi peu aimable à l’endroit de mon dos. Je dors d’un sommeil entrecoupé, me retournant précautionneusement d’un côté à l’autre pour tâcher d’éviter les barres qui scient, dans leur largeur mais aussi longitudinalement, mes ébats avec Morphée.

J’ai toutefois  m’y préparer puisque je dors presque sept heures.

 

-=-=-=-=-=-=-=-

 

1Tout ce passage tient compte d’une correction apportée par Aymeric lui-même — d’où les guillemets — après qu’il m’a lu : à quelque huit ou neuf semaine d’intervalle, ma mémoire défaillant, j’avais largement déformé les linéaments versés dans le ventre de l’ordinateur le lendemain de notre rencontre ; j’y parlais, dans une première version, de la Bretagne, sans autres précisions (en songeant, en nourrissant mes notes, qu’il devait s’agir de prés salants), et faisant boire le verre de cidre non à sa mère, mais à Aymeric lui-même !

Aymeric me précise aussi qu’il n’a sans doute pas dit qu’il n’était pas de ceux qui ne se réalisaient pas dans le travail, mais plutôt que, autour de lui, il ne connaît personne que son travail épanouisse. Comme c’est à peu près ce que je développe moi-même, j’ai laissé les choses en l’état et n’ai pas rectifié.

Peut-être la parenthèse que je développe à la fin de la relation de notre soirée indique-t-elle que j’avais en quelque sorte « la puce à l’oreille » — et c’est donc à la baisse, non complètement à la nullité, qu’il faut entendre mon propos, sacrément optimiste, sur les vertus de l’écriture à fournir des pilotis à ses souvenirs…

 

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