809 - Journal d'un conscrit (20) [in memoriam J.-M.]
Dimanche 29 janvier 1984, 10 h
Grisaille et vent, langoureuses pluies s’ébattent sur C***, dominicalement. « Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue » — je vous fais grâce de la suite d’un état d’âme baudelairien. Trois clients hier : l’on ne se bouscule pas aux soutes, décidément. La journée a donc coulé majestueusement, décrivant des boucles larges au sommet d’une semaine tourbillonnante — ce qui n’a pas empêché chez moi d’avoir le regret de ****, et de trouver le temps long, infernalement : de savoir déjà que huit mois vont se passer de la sorte m’a quelque peu découragé — et j’avais bien envie de me plaindre moi-même un peu. La mésaventure du temps est beaucoup trop longue, vraiment. Mais tout cela revient cycliquement… il vaut mieux le taire.
Je réfléchissais hier qu’écrire avait été jusqu’ici pour moi comme une maladie honteuse. Je me suis toujours dissimulé pour le faire — et dissimulé ce que je produisais. Quelque chose d’extrêmement inavouable. Une activité quasi ononastique. L’encre et le sperme font bon ménage, il est vrai, dans mon imagination. Il est temps que le sperme se donne… Peut-être suis-je en train de passer de l’état de l’adolescence à celui, actif, où l’on fait don du corps de l’écrit… — Ou n’est-ce qu’une illusion ? — J’espère qu’en envoyant à J.-P. plus d’une demi-douzaine de [textes], il en trouvera un usage : ce serait pour moi encourageant. J’aurai fait enfin quelque chose de moi. (Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit lorsque j’ai achevé ma maîtrise : j’avais fait « un enfant ». C’est pour cela sans doute que je vous en ai abandonné un exemplaire… Alors pourquoi cette colère, il y a peu, de savoir que ma mère en avait prêté la lecture à une amie ? pourquoi cette colère impuissante d’essuyer de ladite amie un flots de compliments ?...)
Ce samedi calme m’a permis de lire in extenso la pièce de Marguerite Duras l’Eden cinéma.
Je poursuis, parallèlement, la lecture du Journal de Jean Cocteau, armé d’un crayon parce que la matière est à la fois dense et composite. J’y ai trouvé ces réflexions, que je vous livre, sur l’hypocrisie du concept de « paix » appliquée aux artisans de la guerre, parce qu’elle est encore tout à fait d’actualité :
« Les déclarations de paix remplacent les déclarations de guerre. Le mot paix remplace le mot guerre. On se lance la paix à la tête, haineusement. Le président Truman qui doit chercher une réponse à “l’offensive de paix” russe, propose un contrôle des bombes ou une suppression des bombes. Si les Russes refusent ses offres, on pourra dire : “Vous voyez, les Russes refusent les offres pacifiques des Américains.” » (p. 76)
« La proposition américaine du contrôle des armes est exactement à l’inverse de ce qu’elle semble être. Rendons les guerres impossibles, veut dire : rendons les guerres possibles. “Limitons le danger à ceux qui se battent. Protégeons-nous.”
Si c’est l’horreur de la guerre qui parle et non certaines craintes égoïstes, il vaudrait mieux agir à l’inverse et rendre la guerre impossible par la monstruosité des armes. Sinon, c’est le fantassin qui trinque et qui trinquera toujours. » (p. 78)
« Offre de supprimer les armes atomiques. Cela veut dire : “Ne gardons que les armes classiques. Faisons des guerres classiques. Il est classique d’envoyer toute la jeunesse à la mort. Il n’est pas classique de courir les mêmes risques à l’arrière.” Mais comme le danger reste pratiquement le même (et le bombardement de Berlin le prouve), il faudrait supprimer aussi les armes classiques, lesquelles ont amené de grands progrès dans le classicisme. Il ne faudrait pas dire : “Humanisons la guerre.” Il faudrait dire : “L’Homme doit essayer de combattre avec son intelligence une loi destructrice de la nature.”
Au lieu de dire : “Faites des enfants” — ce qui revient à dire : “Faites des soldats”, il faudrait désencombrer la terre et ne plus la mettre en demeure de secouer ses puces. Voilà ce que devrait être le travail de l’O.N.U.
Les hommes veulent voir loin et ont des idées courtes. Ils devraient voir court, avec des idées longues. » (pp. 78-79)
Bref, propos d’actualité même si utopistes – peut-être devrais-je soumettre cela à mes adjudants pour préparer leurs concours de « sous-bites » (ce qu’ils sont assurément — et même : « sous-sous-bites », les horribles !).
Même jour, 14 heures
Il est temps pour moi d’achever cette lettre — avant de lasser mes correspondants par son ampleur ! Carnet hebdomadaire de mes divagations, elle procède plus d’une intention que d’un faire : quoique j’y soliloque ici beaucoup, elle aurait aimé poursuivre ce dialogue que nous avons eu dimanche dernier, Pascal et moi — je regrette absolument de n’avoir pas eu plus de disponibilité à t’offrir, Pascal, ce qui en temps ordinaire ne m’aurait rien coûté ; je ne sais qu’ajouter là-dessus : les plaies vives sont vite à panser — ce qui est plus facile à dire, je sais, qu’à faire… —, le temps glissera sur elles, avec un retour des choses bienfaiteur, un jour ou l’autre, j’en reste persuadé (enfin, bref, excuse si je n’étais pas très diplomate, accidentellement…)
Voilà, voilà, je me tais. Je vous téléphonerai dès que rentré à ****. J’y suis déjà, avec vous, par la pensée. En attendant d’y être en corps présent, je vous embrasse.
Romain