814 - EN REVENANCE (Didier)

Publié le par 1rΩm1

 

 

Je ne l’avais pas reconnu sur une photo que m’avait montrée Danièle.

Je n’ai pas reconnu sa voix — même après quelques phrases, quand, la veille, il m’a téléphoné pour reprendre contact.

 

 

17 juin 2017

 

Rendez-vous a été fixé à la terrasse de ce café où j’ai mes habitudes.

J’ai mal dormi — pas seulement sans doute à cause de la chaleur : j'ai, en tout cas, fortement remué dans mon esprit ce qui (n’)était (pas) advenu depuis trente ans.

Cela m’a mis mal en point, sans raison valable. J’ai été incapable, pour lui, pour moi, de trouver un repère fixe où ancrer peut-être nos échanges.

 

C’est (donc) par l’entremise de Danièle que, la veille, il m’avait téléphoné. De passage, il proposait de se voir. Il serait avec sa femme, une de ses filles (« j’ai trois filles » est la seule chose que j’avais retenue, ainsi que le lieu où il disait se trouver, Sarrebourg, ce qui ne laissait pas de ne rien me signifier).

 

Que Danièle lui ait donné mon numéro de téléphone ne m’a pas étonné.

Car Danièle s’est érigée en gardienne de mémoire.

Mais cela m’a tout de même légèrement agacé.

 

Je ne le reconnais pas, je ne reconnais pas non plus sa photographie.

Il est très mince, presque maigre. Les cheveux argent. Le visage s’est émacié. Les traits très ravinés. Je constate — je ne m’en souvenais plus, je m’étais interrogé à ce sujet — qu’il a les yeux bleus. (J’ai pourtant su cela très nécessairement !).

Lui aussi paraît avoir une hésitation. Mais il affirmera le contraire.

 

Il est seul pour le moment, sa femme et sa fille font des achats dans une librairie, la plus grosse de la ville. Je lui dis que le lieu a perdu en diversité, en qualité de livres. Je dirai à sa femme que, si l’on n’y vend pas des robots ménagers en même temps que des DVD, des livres d’art et des téléviseurs, la politique d’achat ne diffère guère de celle de la FNAC.

 

J’ai commandé une Orval, un peu par souvenance à cause de lui : il en buvait de préférence à toute autre bière.

Comme je m’étonne qu’il commande une bière danoise légère, il me dit ne pas vouloir d’une bière trop alcoolisée, ni trop sucrée (ce que n’est pas l’Orval, mais son choix s’explique malgré tout pour la première raison).

 

Il m’évoque ses trois filles : l’aînée est autiste ; la seconde, en huitième année de médecine (je songe qu’elle et Romain, qui a séjourné dans cette île — à moins que je confonde avec un autre département d’outre-mer — où résident Didier et les siens, se connaissent peut-être) ; c'est donc la cadette que je verrai, âgée de vingt-et-un ans selon mes calculs, une jolie fille au parcours encore en zigzag, après un essai infructueux à l’université.

 

Avant que j’aie eu à poser la question, il m’apprend que Claude est morte en 2013. Elle avait perdu la tête, et C. l’a accompagnée jusqu’au bout, dans une « relation fusionnelle » telle qu’il avait craint que C. ne s’en remette jamais…

C. a quatre-vingt-trois ans. Il se porte bien. Il s’est trouvé une nouvelle compagne, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années. Il habite D*** dans le sud de la France, une maison qu’il a construite avec parfois le secours de Didier — une maison dans laquelle J.-P. et lui auraient plusieurs fois séjourné.

Lui se souvient de la maison de mon grand-père à la frontière belge.

 

François, Didier, Martine, Romain (décembre 1976) [photographie : D.]

François, Didier, Martine, Romain (décembre 1976) [photographie : D.]

Nous parlons de ma mère, de son handicap, de la situation dans laquelle est mon père, de devoir, lui aussi, tout assumer.

 

Comme je lui demande ce qu’il faisait à Sarrebourg, il me dit qu’ils étaient la veille chez F. B., la sœur de Carine. Je m’étonne. J’ai souvenir de cette sœur aînée, une adulte — cinq ans nous séparaient, et c’était tout un monde pour nous, qui avions seize ou dix-sept ans, même si je l'appréciais beaucoup —, et j’ignorais que Didier et elle aient pu être liés, mais je ne l’interroge pas sur la façon dont ont pu s’établir ces liens.

En revanche, je dis que, lorsque j’avais demandé si elle savait ce qu’était devenue Carine, Danièle avait paru couper court. Didier sourit avant de pour me répondre que Carine, aux yeux de la famille K., était trop « délurée » sans doute. J’imagine alors aussi que la séparation entre Carine et J.-P. ne s’était pas non plus faite en douceur...

J’apprends ainsi, alors que je la croyais au Diable Vauvert, Carine se trouve sur Paris.

Lui ne connaît pas du tout F., la sœur de Danièle. D’ailleurs, il connaissait peu Danièle avant qu’elle le contacte et ne la voit que depuis quatre ou cinq ans.

 

Des noms se bousculent. Il n’est pas le seul revenant sur cette terrasse. D’autres acteurs semblent vouloir occuper le devant du plateau. Lui me dit avoir revu Alain M. Et même Martine.

 

Sa femme — survenue entre-temps — s’appelle d’ailleurs Martine elle aussi (je me souviens comme avec Martine M. Didier pouvait avoir des gestes et mots protecteurs) et m’est sympathique. Sa personne, sa personnalité n’ont rien d’apprêté, elle s’est posée là le plus simplement du monde, résignée à voir se retrouver deux personnes dont le passé lui échappe, mais préparée à n’y entendre que peu (c’est du moins ce qu’il me paraît). Elle s’y prend pourtant bien mieux que nous d’une certaine façon pour qu’affleurent quelques sujets de conversation. (Et sa fille s’y met aussi.)

Elle était conseillère principale d’éducation, m’a-t-il dit. Il l’avait suivie. Il lui avait fait des enfants. Il s’était trouvé assez facilement un emploi d’agronome.

Ils se sont plu sur cette île. Il a trouvé sa voie, dans la culture d’un fruit local choisi opportunément.

 

Parmi les sujets abordés, vient (trop) naturellement le chapitre de la “littérature”, d’autant que Martine vient de visiter une librairie. (Je n’en aurais naturellement pas pris l’initiative.)

P. C. (une gloire locale), M. H., M. O. s’invitent à notre table — et puis qui encore ?, pensé-je à part moi, pourtant sollicité de donner un avis ès-qualités, dont je me serais volontiers passé.

Sur le premier je me tais  — eux ont l’air enthousiaste ; je trouve, pour ma part, plutôt vieillotte sa manière de concevoir la construction et d’écrire ses récits selon des recettes assez éculées : si j’avais un jour (Dieu m'en garde, ô Valéry !) un roman à écrire, je me refuserais de toute façon et tout uniment à employer le passé simple — ; je justifie mollement le deuxième (qui ne trouve pourtant guère plus de grâce à mes yeux dans ses recours romanesques d’un siècle pénultième, même si le langage et les thèmes en ont été naturellement réactualisés), tout en jugeant ses provocations — mais je ne le dis pas —  assez opportunément calculées, et excuse le troisième des mauvais procès que journalistes et intellectuels lui font, même si, une nouvelle fois à part moi, je songe que, depuis quelque temps, il cultive l’art du paradoxe et s’est raidi dans ses positions [— et ce, avant qu'il s'en prenne frontalement à M.-C., qui s'était pourtant montrée mesurée dans les critiques qu'elle lui adressait !].

 

La conversation mollit.

 

— Et l’impression, désagréable, me submerge d’avoir été un point fixe durant toutes ces années, tous les prénoms évoqués s’étant en allés ou ayant disparu, vifs ou morts. — Et toi, dis, qu’as-tu fait de ta jeunesse (ou de ta vie) ?

 

Il l’annonce plusieurs fois : il va devoir bientôt rentrer (j’avais préalablement songé à un dîner, mis un peu d’ordre chez moi, aurais proposé de dîner sur la terrasse si quelque opportunité s’était creusée)… il se dit dérangé par le bruit de la place…

 

L’on se quitte donc.

« Content de t’avoir revu » — telle est la formule banale, démonétisée, par quoi il s’en va.

Content, je l’étais aussi, mais étais, reste perplexe sur le sens à assigner à cette rencontre, qui n’a peut-être d’autre trace à faire valoir que le passage du temps — sur lequel il est sans doute inutile, après tant d’autres, de s'apesantir...

 

*  *  *

 

Demeuré seul sur ma terrasse, j’écris tout au plus une quinzaine de lignes, dans le plus complet désordre, avec la conclusion, légèrement amère, du peu d’intérêt que, dans l’immédiat, j’éprouve à cette rencontre.

 

Malgré tout… pris d’un remords, j’envoie un SMS plus tard dans la soirée :

 

Didier,

Merci pour le verre !

Une adresse mail*, finalement, ce n’est pas une si mauvaise idée [et je lui indique la mienne].

Fais signe lors d’un prochain passage : on dînera chez moi, plus au calme.

Romain

 

Je reçois bientôt sa réponse :

 

Entendu. Au plaisir. [Suit son adresse électronique*.]

 

28 décembre

 

Me parviennent les vœux de Didier (grâce aux bons soins de sa femme, semble-t-il).

 

Je réponds :

 

Bonjour Martine, bonjour Didier,

 

Merci pour vos vœux. Recevez les miens en retour.

 

Faites signe lors d’un prochain passage — ainsi que dit déjà : on dînera chez moi, plus au calme qu’à la terrasse d’un café…

 

Amitiés,

 

Romain

 

-=-=-=-=-=-

*Il avait dû me demander mon adresse... J’avais dû prétendre une hostilité aux messages intempestifs dans nos messageries assiégées... J’avais dû dire qu’il avait mes coordonnées de toute façon... — J’ai dû me reprocher ma raideur ensuite.

 

[P.-S. Est-il nécessaire de gloser tant de maladresses accumulées ?]

 

 

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