Archive GA - CLXXIV

Publié le par 1rΩm1

 

Pages choisies

de Mathieu RIBOULET (1960-2018), les Ames inachevées, Gallimard, “Haute enfance”, 2004 :

 

© Internet, Sophie Bassouls

© Internet, Sophie Bassouls

 

 

I

L’affrontement

(selon moi)

[Paul]

 

[…] Rosalie, ma mère, épouse Ducat, répétait à l'envi qu'elle n'avait pas eu de chance avec sa progéniture à cause de ce nom de jeune fille qu'elle avait dû porter, Malenfant. Les noms parfois nous lestent d'un supplément de poids qu'on n'avait pas prévu, avec lequel cheminer malgré tout. Venant d'elle qui jamais ne parut établir de rapport entre les mots et les choses, la remarque est curieuse, mais elle lui offrait l'occasion de souligner l'interminable souci dont nous encombrions sa vie.

Mes frères et moi serions fondés à renverser sa proposition perfide, à dire que c'est en fait notre fratrie qui n'a guère eu de chance avec ses géniteurs. Je le fais, avec eux, ici et maintenant. Ce renversement m'a coûté des années de travail, mais je peux me regarder dans la glace et sourire d'un sourire ni trop feint ni trop emprunté. J'aime assez sourire, c'est un mouvement neuf qui me procure toujours de l'émotion — laquelle à son tour signe ma vitalité et ma fragilité. Mes frères sont encore plus beaux quand ils sourient. Même graves, rêveurs, et a fortiori tristes, mes frères sont d'une beauté dont je ne me suis jamais tout à fait remis, à laquelle je reviens souvent me confronter en silence.

Je les regarde marcher devant moi, au bord du vacillement comme je les ai toujours vus marcher, nous sortons du cimetière. Mon envie première, c'est de poser ma main gauche sur la nuque de Frédéric, la droite sur celle de Luc, de les amener tous les deux vers moi, doucement, et de les embrasser, à pleine bouche. Quand elle m'envahit, cette violence-là naît toujours d'un fragment de regard ou de geste, d'une maladresse, d'un inachèvement de la silhouette où s'engouffrer est soudain l'évidence, la seule possibilité, à laquelle pourtant je me dérobe. Me fait défaut, depuis le commencement, ce qui me permettrait d'y renoncer ou me donnerait la force de m'y livrer. Cette lutte m'a longtemps épuisé ; maintenant je ne sais plus. Je me crois assez calme. Nous venons d'enterrer la grand-mère Malenfant. Il me semble que c'est moi qui l'ai tuée, mais je n'en suis plus très sûr.

[pp. 14-15]

 

J'ignore ce que la grand-mère avait fabriqué dans son patelin creusois du temps de sa jeunesse, quels souvenirs elle y avait laissés, mais il s'est trouvé un peu de monde pour l'accompagner au cimetière, malgré sa longue absence. Impossible de disparaître sans laisser de traces, on trouve toujours une bonne âme prête à faire remonter à la surface deux ou trois réminiscences désagréables propres à la rider pour un moment. En l'occurrence, c'était un peu tard, mais les corbeaux avaient quand même fait le déplacement. À voir leurs têtes, ils ne l'ont pas regretté : pensez, trois petits-fils inédits dans un état d'approximation visible à l'œil nu, ça ne se refuse pas. Je ne sais quel sens les avait prévenus de qui nous étions : pas de simples inconnus, des héritiers. Sans doute ce regard perçant qu'à la campagne on a souvent l'occasion, le temps et le goût d'exercer à la généalogie et qui, bien entraîné, décèle en un clin d'œil l'air de famille plus ou moins caractérisé qui nous traverse malgré nous. Le dérisoire changement d'état civil de ma mère avait été bien insuffisant à se jouer des puissantes règles de l'hérédité, et il subsistait en nous assez de Malenfant pour qu'on ne nous confonde avec personne d'autre. Il y eut un flottement à l'ouverture des grilles du cimetière, entre nous, prêts à laisser passer devant les gens du cru pour porter en terre leur ancienne payse, et eux, tout à fait incapables de s'extraire des ordres immuables, inaccessibles même à une telle idée. Puis Frédéric fit le premier pas et le mince cortège s'enchaîna à notre suite.

[pp. 25-26]

 

Nous montons en voiture, Frédéric à gauche, au volant, Luc à droite, carte en mains, et au milieu, derrière, moi. Nous roulons, traversons les petits bourgs morts depuis cent ans qui jalonnent la route. Je suis en mille morceaux, par la volonté de Rosalie Ducat. Par celle de mes frères, je suis trois, et leur parole clairement me désigne un. Et de un à deux, de deux à trois, de trois à un, le sang entre nous flue, le sexe et le silence. Je ne veux pas voir la terre de mes ancêtres. J’emmerde mes ancêtres.

[p. 85]

 

III

L’esquive

(selon Luc)

 

[…] J'ai fait mine de ne pas me rendre compte des innombrables tentatives de séduction de Rosalie Ducat. Parvenue à son quatrième fils, ou en paix avec elle-même, elle avait dû sentir qu'il était temps pour elle d'aller à notre rencontre et m'avait élu pour porter à mes fières ses paroles de réconciliation. Mais j'avais une dizaine d'années, et j'avais beau m'être toujours su son préféré, c'était largement trop tard : j'étais du côté de mes frères depuis belle lurette. J'avais fait miens l'intransigeance de Paul à son égard et le détachement de Frédéric. Et je restais souriant, plutôt aimable, toujours évasif. En un mot je n'offrais jamais aucune prise à quelque tentative de préhension que ce fût. Mon père, lui, ne s'intéressait qu'à Frédéric, ce qui nous a valu, à Paul et à moi, une paix royale de ce côté-là. Je ne sache pas qu'il ait eu de comptes particuliers à régler avec sa propre ascendance, qui viendraient expliquer cette ignorance de nous, profonde, dans laquelle il s'est toujours maintenu — mais ça ne prouve rien. Peut-être buvait-il, avait-il des liaisons; ça m'est un peu égal.

Avoir la paix, c'est ce que je désirais le plus constamment. Que rien ni personne ne vienne perturber mes rêveries. J'ai très vite atteint une grande maîtrise de la faculté d'abstraction : où que je sois, je parvenais en quelques secondes à m'immerger dans une rêverie profonde dont les circonstances extérieures étaient longues à m'extraire. Là je flottais, dans le silence et la non-existence, incapable de dire si j'étais du côté de la béatitude ou de l'ennui, tant les catégories s'évanouissaient dans le flottement, tant je désirais qu'elles ne reviennent jamais désigner la moindre réalité.

J'étais la plupart du temps dans la lune, on ne pouvait pas compter sur moi. Je ne répondais qu'à l'appel de mes frères, quand la morsure était trop vive. La nuit, Paul nous rassemblait, posait sa main sur nos nuques et déployait ses épaules, comme un rempart, un repos, une force, et le silence nous enveloppait, la paix, la présence. Je me demande à quel instinct puisait Paul pour accomplir ce geste, et les autres. Et quelle réponse, au juste, nos nuques lui apportaient. Je me le demande sans jamais obtenir de réponse, sans doute parce que je n'en désire pas. En réalité, je suis assez vite fatigué par ces interrogations, j'ai bien du mal à me concentrer, à ne pas finir par en rire. Paul et Frédéric disent que je fume trop de haschisch.

[pp. 90-91]

 

Nous étions chacun sous le regard croisé des deux autres. Il y avait ce qui, en nous, commençait à s'agiter. Il y avait ces murs qui matifiaient nos voix, buvaient nos échos. Et avec nous les corps prenant forme, la jeunesse, l'instinct et la beauté à l'œuvre. C'était donc ça, la tiédeur et la force juste au-dessous du nombril ? C'était donc ça, être des garçons ? Et comment faire, depuis, pour s'extraire de cet étonnement ?

Ne pas avoir d'enfant est ma réponse, à cette question comme à d'autres. La source en est profonde, enfouie, première, archaïque. Ses eaux souterraines, vertes et silencieuses, glissent entre de douces parois lissées par l'érosion. Elles se frayent un chemin vers la lumière, faute d'un autre destin, appelées au jour par leur condition même d'eaux en mouvement. Alors tout à trac elles surgissent, toujours en silence, et coulent à la surface du monde en ne produisant qu'une faible rumeur. C'est cette rumeur-là, perçue dès les premiers matins de ma conscience, qui m'anime dans mon coin, ébahi mais déterminé : que tout s'arrête avec moi !

 

[pp. 98-99]

 

IV

Au milieu, moi

[Paul]

 

[…]

Sombrer n'est toujours pas de mise. Pourtant, combien persiste la tentation de s'immobiliser dans la stupeur d'être né et de n'en pas bouger, ou peu, suffisamment peu pour ne risquer aucun désagrément. Toujours nous longeons l'ornière au fond de laquelle le silence et l'inertie font figure d'idéaux désirables. Et toujours puiser la force de n'y pas tomber, s'ébrouer avec l'énergie du désespoir pour secouer l'amoncellement de poussière et poursuivre ce qui a été, malgré nous, entrepris, s'impose comme un réflexe vital que je m'étonne d'avoir conservé.

[p. 121]

 

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Merci, C***, de m'avoir fait découvrir l'auteur…

 

 

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