Archives GA CLXXVII, CLXXIX, CLXXXV, CLXXXVII, CLXXXIX, CXCII (mai-juin 2011)
de Mathieu RIBOULET (1960-2018), Avec Bastien, Verdier, 2010 :
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Comment une chose pareille est-elle possible ? Au fond de ma question subsiste un étonnement qu'aucune réponse, aucun élément d'explication ne pourra effacer. Comment les passions privées, exercées de tout temps et en tous lieux, dont l'affleurement sur la place publique ne survenait jamais qu'accidentellement, sous forme de quelque scandale dont les archives gardent parfois la trace, ou intentionnellement mais après être passées au grand tamis de l'art, sont-elles parvenues à une telle visibilité ? J'ai dit l'effacement des barrières entre nos corps et le monde qu'ils habitent, la porosité nouvelle, insensée dont les parois de nos organes sont atteintes. La traduction sociale, collective de ces mutations explique pour une part le grand étalage dont nous sommes témoins, où s'engloutit une partie des forces que, jusque-là, nous consacrions à l'art. Je suis le premier à en profiter, sans cela je n'aurais jamais vu Bastien offrir à mon regard tant de merveilles, mais malgré cela mon interrogation demeure. Sur nos écrans de jour comme de nuit des anonymes que ni vous ni moi ne connaîtrons jamais se livrent à des activités inouïes pour la seule gloire d'être vus s'y livrant de tout point de la planète. Qu'importe si cette gloire ne franchit pas l'instant, qu'importe si la bataille qui la leur a value n'a ni champ ni théâtre, qu'importe si pour cela ils se laissent humilier, insulter, qu'importe si pour cela eux-mêmes insultent et humilient, qu'importe si une part infime d'effroi finit toujours par luire dans un regard, par échapper d'un geste, en hommes libres ils ont mis en scène et diffusent le spectacle de leurs servitudes chèrement gagnées, tapageusement cultivées, platement représentées. Et derrière les écrans, toujours à l'affût de la figure primaire qui nous fait avancer, nous guettons le moment où les hommes vont jouir, nous attendons la mort. Quelle mouche nous pique ?
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(pp. 57-58)
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Le matériel […] est sur la table : Bastien à plat dos, la tête à demi penchée dans le vide, poignets liés d'une cordelette, autour trois accessoires, au loin on s'affaire. Sur cette table, […] sa mère, ou la mienne, aurait pu disposer un bouquet de pivoines rouges au cœur pâle. Un geste quotidien visant à célébrer la beauté du monde. Qu'on y dispose aujourd'hui le corps d'un homme dont la caméra, demain, nous fera croire qu'il a servi de défouloir à trois gaillards intraitables pendant des heures, est une autre façon d'exalter la beauté du monde qui fait de cette table un autel et de ma pensée un sacrilège : si je peux sans rougir associer la beauté de Bastien à la plus belle des fleurs, je ne peux sans rougir imaginer ma mère, la sienne moins encore, disposer d'un corps de fils comme en ont disposé les gars dès qu'ils l'ont eu à portée de main. Les mères pourtant disposent souvent des fils, espérant en secret porter le monde au point d'incandescence qu'elles appellent de leurs vœux depuis qu'elles les ont faits, mais ferment les yeux sur l'extase qui les traverse quand ils montent sur les tables comme des putains encouragées par des noceurs pour s'abîmer dans des jouissances sourdes. Elles savent, mais elles ignorent. Le sacrilège tient en ceci de les imaginer voyant : alors elles sauraient sans plus pouvoir ignorer, ce qui les conduirait à la mort certaine d'une part essentielle de leur être. Le sacrilège est donc sur la table, avec le matériel, mêlé au quotidien, au pain, au vin, aux fleurs, au partage, à l’amour.
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(pp. 22-23)
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Aux yeux de ceux, les plus nombreux, que sa grâce n'a pas touchés, Bastien est un garçon ordinaire. Il se couche et se lève, se lave et se vêt, se nourrit et travaille. Sans doute baise-t-il aussi, mais ils n'y pensent pas. Je me demande comment font les gens pour ne pas penser d'abord à ça quand ils croisent qui que ce soit d'un peu séduisant à leurs yeux. Moi je ne pense qu'à ça : celui-ci croisé à la caisse d'un supermarché, celui-là qui vend des journaux à la sortie du métro, celui-là encore, au fin fond d'un musée, peint voici deux ou trois siècles que son regard traverse pour m'atteindre en plein cœur, un, dix, vingt dans une journée, à quoi pensent-ils quand ils ferment les yeux, que sent leur peau, qui désirent-ils, qui prennent-ils dans leurs bras, qui baisent-ils et comment, en souriant, en pleurant, concentrés ou distraits, amoureux ou pressés, sont-ils diserts ou taiseux, sensibles, brillants, bêtes à payer patente ? En une fraction de seconde, sous la pression de mon regard, ils s'auréolent d'un mystère proportionnel à leur grâce puis rejoignent le néant d'où ma rêverie les a tirés, les bataillons d'inconnus que je ne toucherai jamais mais dont j'aurais tant voulu, un instant, partager la vie, les rêves, le corps. Certains deviennent des points de fixation, Bastien en premier lieu mais aussi tel garçon de café, tel boulanger qui me font faire des détours déraisonnables pour le bonheur de les contempler un instant, d'échanger avec eux deux ou trois mots plutôt que recourir aux services de la boulangerie ou du café du coin qui n'offrent pas les mêmes charmes. Ou tel inconnu croisé dans la rue, dans le métro, que je suis un instant ou une heure en espérant qu'il se retourne en me disant partons sur-le-champ. Ces rêveries n'ont de force, de sens que de rester à l'état de rêveries, mais l'édifice qu'elles construisent m'est un abri plus sûr que bien des liens prétendument approfondis. En ce qui concerne Bastien, je reconnais que je pousse le bouchon. Mais comment faire autrement ? Il est là, devant moi, il n'est pas une parcelle de son corps qui me soit inconnue mais son mystère est entier, je donnerais cher pour l'allonger sur ma table et disposer ses fleurs en odorant bouquet et pourtant filerais promptement si d'aventure il franchissait mon seuil. Bastien est ma limite, le point de fuite de mon désir, là où toujours il s'anéantit et toujours se relève, l'horizon perpétuellement dérobé. Bastien est mon désir.
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(pp. 58-60)
[Pages retranscrites en songeant irrésistiblement à Alain, qui aurait à l’évidence beaucoup aimé ces sœurs de la Sagrada Capota ! :]
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Les sœurs de Bastien : s'étant un beau soir retranché dans un recoin d'une boîte à baise de structure labyrinthique d'où il pouvait à loisir observer une demi-douzaine de ses camarades se livrant en public et sans retenue, à même le sol à quatre pattes, aux assauts de sexes imposants pour la plupart délicatement bagués de cuir ou parsemés d'anneaux d'argent et pour quelques-uns soigneusement enrobés de caoutchouc, dans un plaisant désordre de sueur et de gémissements, il entendit soudain, tranchant résolument sur le registre concentré, masculin qui dominait, une sorte de son mousseux, aérien et tranquille comme le mouvement lent d'un nuage alangui. Et dans un froufrou de soie, un léger brouhaha de papotages feutrés, un petit cliquetis de métal et de nacre pénétrèrent bientôt dans le bout de couloir qui s'offrait à sa vue, précédées d'un membre du personnel de la boîte, deux religieuses à cornette immaculée venues prêcher à leurs frères de perdition non l'abstinence et le regret mais la débauche protégée, faisant pleuvoir sur eux des capotes et du gel comme une manne céleste. Bastien, devant qui venait de s'agenouiller un quadra sombre et souple, observait médusé l'étrange catéchisme. Sur le ton plein de componction des hommes d'église mâtiné de savants dérapages dans des aigus douteux, les deux sœurs servirent là une messe colorée et hardie dont le sermon, peu orthodoxe, visait à déconstruire la doxa romaine avec une verdeur roborative : en un mot, baisez où vous voulez, baisez qui vous voulez, mais baisez protégés. Pour ne pas casser l'ambiance elles se retirèrent bientôt en ayant fait savoir qu'elles tiendraient salon à l'accueil de l'établissement jusqu'à la fermeture. Le quadra se remit à l'ouvrage, Bastien en fut enchanté. Les hommes étaient ses frères et maintenant ses sœurs. En s'accordant ensuite une causette charmante et instructive avec sœur Maria-Begonia de la Sagrada Capota, un barbu rond et doux et drôle, sucré, évanescent en dépit de son poids respectable, affilié à l'ordre de la Perpétuelle Indulgence, il s'ouvrit davantage encore les voies du ciel, de moins en moins impénétrables.
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(pp. 71-73)
[Décidément, Alain aurait à l’évidence beaucoup aimé ces sœurs de la Sagrada Capota… — à croire que MR a écrit ces pages en songeant à lui ! :]
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Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, pour que vous vous fassiez une idée : « un ordre pauvre, agnostique et dérisoire de folles hystériques et radicales », selon leurs propres termes, ciselés. Depuis une trentaine d'années, ces petites communautés d'hommes habillés en nonnes — ultime avatar des groupes de pédés radicaux des années soixante-dix dont les interventions, aux États-Unis puis en France, initièrent, entre autres, le mouvement qui permet aujourd'hui à des gays oublieux de réclamer qu'on les couvre des chaînes de deux aliénations hétérosexuelles majeures, le mariage et les enfants — se proposent de répandre la joie universelle et de prôner la fin de la honte, adoptant pour cela une visibilité, une théâtralité, une parole singulières et laissant dans leur sillage plus d'un passant médusé mais obligé, l'espace d'un instant, de réfléchir à ce qu'il vient de voir et d'entendre. L'épidémie de sida leur a, hélas, donné des ailes, et on les voit depuis papillonner de backrooms en meetings, d'hôpitaux en défilés, arpentant les trottoirs et répandant leur message : Péchez dans la joie avec saint Latex. Parfois certaines d'entre elles quittent les villes, les flonflons, la rumeur pour des retraites où, toujours impeccablement amidonnées, l'ongle nacré et le cil en balayette, elles assistent, aident, étreignent, au fil de séjours thérapeutiques, des malades au long cours épuisés, davantage encore que par la maladie, par le temps qui désormais passe avec elle, fait le corps vieillissant avant l'heure.
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(pp. 92-93)
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Ce qui fait que je n'ai pas, alors que tout m'y destinait, consacré une part de mon temps à la réalisation, l'exhibition de mes désirs, à l'instar de Bastien, ni pour la beauté du geste, ni contre rémunération, que je ne suis pas devenu cette sorte putain ordinaire, courageuse et sublime : la quinzaine d'années qui me séparent, historiquement, de l'avènement de la réification complète du corps, je l'ai dit, sans doute aussi quelque configuration personnelle dans le détail de laquelle il est inutile d'entrer ici, car après tout quand le corps était sacré il y avait déjà des putains. Contrairement à Bastien, je ne me suis jamais glissé dans le courage des femmes, et je reste derrière les écrans, payant mon écot à la grande économie du désir qui ne fait pas grand cas de nos individualités mais veille assidûment à la tension du flux, à son renouvellement incessant, ce qui est le propre des économies, encore que celle-ci fasse preuve d'une capacité d'adaptation, d'absorption, de recyclage de ses propres excès parfaitement stupéfiante. J'attrape, je prélève dans le flux ce qui pour moi fait sens, émotion, parfois sidération, dans l'avalanche de corps arrimés à des croix, suspendus à des plafonds, rivés à autant de tables que nos désirs de fleurs pourront couvrir, de bites frémissantes tout entières englouties, de bouches déformées, de soupirs et de joies, de râles et d'extases. J'ai l'embarras du choix, mais le mystère demeure. Je devrais être là, avec eux, à soupirer, râler, engloutir, m'allonger. Au lieu de ça en chemin je m'abîme tout entier dans la contemplation, je suis happé par les visages, les scènes, les sourires et les larmes qui me renvoient au point noir d'où je viens. La scène de ma jouissance, c'est le regard. Au centre, Bastien. Et ce qui, chez Bastien, fait sens à mes yeux, plaisir à mon corps : le pli de sa bouche quand il jouit en silence, l'attention manifeste, telle qu'elle franchit l'écran et transcende les codes du genre, à l'autre, sa joie finale, abandonnée, céleste d'avoir dépassé la douleur, tapie dans la torsion d'un muscle mais impossible à cacher, quand, allongé sur la table, il reçoit sans broncher l'hommage appuyé de quelque brute indélicate, ou supposée telle, profil assez prisé dans ce type de production. En réalité, les à-côtés de la mécanique, l'âme à l'œuvre dans le corps.
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(pp. 77-79)