828 - Journal d'un conscrit (23) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

 

 

828 - Journal d'un conscrit (23) [in memoriam J.-M.]

C***, le 23 mars 1984

 

Chers tous deux,

Il me semble qu’il y a bien longtemps que je ne vous ai pas écrit… Je crois me souvenir qu’il y a maintenant un mois, lors, précisément, de ma dernière « D.O. ». Il est bien malencontreux, bien malheureux que j’aille ainsi, vous écrivant de « D.O. » en « D.O. » — et qu’à chaque fois il m’avalanche d’assez pénibles contraintes.

Il y a cette fatigue, percluse, qui me tombe sur les épaules, dans le dos, sur mes reins. Tout cela éclipse les bienfaits du repos pris la semaine passée — ainsi que je m’y attendais un peu, d’ailleurs. Non seulement je dors mal, mais, tout autant, je m’endors mal, je m’éveille mal, l’esprit plein de préoccupations que je tenterai, plus loin, de décrire un peu.

Non content d’être retenu, contenu dans cette caserne pour un week-end dont la jouissance majeure sera dimanche une « garde », j’ai su, mercredi matin, que je partais « en manœuvre » la semaine prochaine. (Mais, à présent, bien que l’on n’en ait pas le droit, il m’arrive de sortir pendant les semaines où je suis « bloqué », lorsque je n’ai pas de « services » bien sûr. Je l’ai fait deux fois, mardi et jeudi, pour la première fois, cette semaine : j’entends bien renouveler la chose. Il est trop insupportable de devoir rester ici, et les risques sont assez minimes, semble-t-il, d’en être « puni ».) Puis l’angoisse a grandi de savoir que je pourrais participer à la manœuvre principale du mois d’avril, B*****, — qui dure quinze jours et m’aurait amputé d’un week-end ; j’ai su, avec un soulagement extrême, qu’il n’en était rien. [En revanche], Antoine et Jean participeront à ces  réjouissances, alors qu’ils ont “donné” déjà pour B********* pendant trois semaines […]. Et, bien sûr, un conflit s’en est suivi, car il paraît qu’on me garde ici pour mes compétences de dactylographe. Ce conflit, larvé, a achevé de me déprimer. J’ai, en général, d’assez bonnes relations avec Antoine en particulier. Mais, dans ce contexte, les rapports affectifs demeurent bâtis sur le sable, toujours — de ce fait même que les avantages dont l’un bénéficie lèse toujours l’autre. De ne pouvoir entretenir des relations amicales tranquilles est le prix terrible dont je paierai ma « permission » (si « permission » il y a, d’ailleurs !), et je trouve que cela, malgré les quarante-huit heures de liberté que cela signifie, aura été durement acheté…

 

 

Mais, bien entendu, cela ne pouvait suffire. De peur que je dorme un peu mieux avant les rythmes épuisants d’une « garde » et d’une « manœuvre », l’on m’a doté d’un « piquet d’incendie » pour le reste du week-end — ce qui vaut cette suffisance de temps, lors des heures du « foyer », pour vous écrire. Enfin bref…

Dans ces conditions, je redoute fortement la « manœuvre » de la semaine prochaine, de lundi à jeudi. Je serai chauffeur du Commandant, du « vieux singe » plutôt, et je risque bien de prendre, éreinté, le volant lundi matin. Ces trois jours pleins de « service en campagne » dans l’inconfort, la fatigue, le manque d’hygiène et très certainement l’imbécillité contribuent à m’ôter le peu d’optimisme inconscient qu’il me restait en rentrant ici.

 

 

Je reste, par dessus tout, préoccupé par l’épisode récent baptisé déjà « Jean-Paul » — et dont j’ai déjà longuement discouru, me semble-t-il, en votre compagnie. Absence et séparation : cela devrait s’arrêter là, mais j’en reprends sans cesse les termes comme s’il y avait une solution à cet insoluble problème. Bien sûr.

J’aurais aimé le revoir, savoir, avant de repartir dans mon tunnel de jours égarés, embourbés ici. Mais cette urgence-ci ne pouvait être ressentie de la même manière, en face. C’est peut-être le propre de ma situation — ajoutez à cela que ma “personnalité” n’arrange rien — que de jouir des gens comme des joies, passagères, auxquelles il faut renoncer aussitôt (avec ce double cauchemar d’imaginer qu’elle pourrait durer toujours, et que l’absence des gens n’y est pas une conséquence inévitable, mais, au contraire, une « bouderie » — cauchemar très particulier — qu’ils me font…).

Comme dirait S., il faut laisser aux autres leur propre durée, leur temps de réaction, leur temps de “décantement”. Il n’empêche que j’ai hâte — et très peur également d’ailleurs — d’être à **** de nouveau pour enfin connaître l’avenir de cette relation qui n’aura peut-être été qu’une simple et seule (très agréable) coucherie.

Tout cela n’est pas, maigre consolation, sans apporter un peu de richesse intérieure au présent dégueulasse que je vis, mais, tout aussi bien, me laisse passablement inquiet, amer, quant aux très longs longs jours qu’il reste encore à passer dans le petite ville-poison de C***. J’attends avec une impatience furieuse de voir s’écouler six mois, qui seront déjà une petite moitié devant laquelle pire sera à venir, ou, sinon le pire, du moins : le tout-autant — [et] « le pire » parce que devant, et non derrière moi…

 

 

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