8 3 2 - Pages (nouvellement) choisies : Mathieu Riboulet
de Mathieu RIBOULET, les Ames inachevées, Gallimard, “Haute enfance”, 2004 :
Voulant reproduire les pages que j’avais choisies de les Ames inachevées, le récit de Mathieu Riboulet, et voyant que la mise en page de mes archives d’articles publiés jadis sur GayAttitude n’avait pas été conservée, le texte se présentant sous la forme d’un bloc unique — autrement dit : informe — et ne voulant pas trahir son auteur ; constatant, en outre, que je n’avais pas l’ouvrage dans ma bibliothèque et avais dû l’emprunter alors à la médiathèque de **** ; réempruntant le livre enfin, je me suis lancé dans sa relecture.
Je me suis interdit de parcourir à nouveau ou relire les passages primitivement sélectionnés, en ne reproduisant que la forme des paragraphes et alinéas (sans pouvoir ici faire de « renforts » malheureusement) et en évacuant aussitôt de ma mémoire les numéros de page scrupuleusement notés à l'origine, publiant aussitôt le résultat de mes vérifications, l’idée étant de choisir, sans influence aucune, de nouvelles pages en hommage à l’écrivain, récemment disparu.
Peut-être mon inconscient a-t-il joué, peut-être une anamnèse m'a-t-elle travaillé sans que je m'en rende compte. Toujours est-il que les pages retenues ne sont finalement pas du tout les mêmes que celles que j’avais sélectionnées la première fois.
Ayant relues lesdites pages ensuite, j’ai vu que celles-ci avaient leur logique propre, toutes centrées autour des relations autour des trois frères — sans déflorer davantage le récit.
C’est une tout autre cohérence qui a présidé à ma relecture : ont joué les passages consacrés, en effet, au personnage de la grand-mère — ainsi que, l’on ne s’en étonnera pas, ceux liés au cancer de Frédéric. J'espère ne pas davantage déflorer le texte pour autant.
Mes premières sélections, en vérité, étaient plus judicieuses que les dernières.
Celles-ci ont toutefois leur unité.
Et, si elles pouvaient à donner à quiconque l’envie de lire le roman, je n’aurai pas œuvré inutilement…
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II
La faille
(selon Frédéric)
« Je n'ai vu Mamie Menfant qu'une fois, c'est un très ancien souvenir. Au regard de l'éloignement de ce souvenir et de la teneur plutôt dramatique de la scène, ce choix que je fis d'un surnom affectueux pour cette femme dénote aux yeux de l'homme que je suis devenu un besoin vertigineux de présence adulte aimante à mes côtés, que je finis, faute de mieux, par inventer de toutes pièces en brodant sur le canevas de la silhouette que j'aperçus un jour, gommant en douce les ombres inquiétantes qui émanaient d'elle.
J'avais six ou sept ans quand Rosalie eut un assez grave accident de voiture. Notre père, prévenu en catastrophe, ne put confier à la voisine que deux d'entre nous trois, et c'est à moi qu'il échut de l'accompagner à l'hôpital au titre de fils sérieux et préféré. J'ai gardé le souvenir de sa grande agitation ; il était de toute évidence davantage préoccupé par l'aspect administratif de l'événement que par ses conséquences éventuelles sur l'ordre de nos vies. Mais, sans doute poursuivi par quelque incertitude à ce sujet, il fit un détour “chez ta grand-mère”, m'annonça-t-il, à condition que je promette de n'en souffler mot à quiconque. Je promis, stupéfait et angoissé à l'idée d'aller chez cette ancêtre dont je connaissais l'existence sans l'avoir jamais vue, que je savais brouillée avec ma mère, ignorant que j'allais ainsi, par la même occasion, me trouver quelques instants à portée de main d'un frère inconnu. C'était un de ces jours pâlis de brume où j'aurais pu saisir les choses.
Elle habitait Louveciennes. J'étais censé rester dans la voiture (alors pourquoi diable Bernard avait-il mentionné que nous passions chez la grand-mère? il aurait aussi bien pu ne rien me dire du tout), mais poussé par la curiosité je baissai la vitre. Mon souvenir, hélas, victime de la grande discontinuité qui affecte les rêves, ne livre plus ensuite qu'une image furtive de notre père dégringolant une volée de marches, en haut desquelles une silhouette ferme, élégante, les mains rivées au gilet, jette dans son sillage quelque chose comme : “Ça m'est bien égal, je serai bientôt morte !” De ce jour je l'appelai Mamie Menfant, c'était plus simple que de chercher à comprendre. » (73-74)
III
L’esquive
(selon Luc)
« Je suis le seul de nous trois, de nous quatre même, puisque quatrième, paraît-il, il y a, à n'avoir jamais vu cette fameuse grand-mère. Selon Paul, notre mère en est la réplique fidèle. Je peux donc en avoir une petite idée. Toujours selon Paul, très féru de biographie familiale, dont il a patiemment bouché les innombrables trous laissés par Rosalie, elle aurait eu notre mère à dix-sept ans, et quitté son bled impossible avec sa gamine sous le bras précisément à ce moment-là. Faut-il y voir un lien de cause à effet, la trace de quelque déshonneur que ses parents auraient voulu effacer en éloignant leur fille, voire en la chassant, une version creusoise de la ritournelle “Séduite et abandonnée” ? Et le séducteur, était-il hobereau de village, fils de famille parisienne en villégiature, ivre de désœuvrement, ou jeune paysan taciturne mené par l'ardeur tiède qui monte au cerveau au premier vent venu ? Était-ce de lui que nous tenions, chevillée au ventre, la certitude d'être des hommes, que nous ne pouvions tenir de Bernard Ducat ? À moins que, en fait de séducteur, il n'y ait eu dans cette affaire qu'une séductrice, désireuse d'échapper à la morne fatalité qui toujours rattrape les gens de ce pays et les étouffe dans une étroitesse qui de tous côtés lui barrait la route ? S'échapper, à tout prix, au prix même d'un enfant dont elle verrait bien quoi faire une fois la Creuse quittée, la vie devant elle. Selon Paul, elle s'en est très peu occupée à Paris, et bientôt plus du tout, laissant la gamine aller à vau-l'eau. Si encore ç'avait été un garçon... Nul registre d'état civil n'a jamais consigné, on s'en doute, ceci que Paul a vu s'écrire dans les prunelles de la vieille lors de ses deux visites. Les grandes haines qui suintent de nos jointures, s'élancent à l'ombre de nos corps gauches, incapables de s'autoriser à vivre et à aimer, et perlent en gouttelettes froides, la nuit, dans les plis soucieux de nos fronts, ne s'actent pas. » (94-95)
« La grand-mère est donc morte. Paul est entré dans la maison dont la porte, dit-il, était entrebâillée — le même hideux pavillon chic où elle vivait depuis des siècles, sur le perron duquel je suis le seul à ne l'avoir jamais vue œuvrer à ses imprécations et ses drapés de gilet, qui marquèrent tant mes deux aînés. Elle gisait dans l'entrée, la respiration courte, l'œil mi-clos. Paul aurait pu faire un geste, téléphoner, agir. Il s'est penché sur elle et n'a lu dans sa moitié d'œil que l'habituelle froideur de qui n'attend rien de personne et récuse par avance la main, le cœur, la parole. Bientôt nous serons tous morts : le célèbre mot d'ordre de Rosalie Ducat, que j'avais tourné en dérision et refusé, à neuf ans, de comprendre, terrorisé à l'idée d'y trouver ce qui s'y cachait — le désir de Rosalie, je le sais aujourd'hui, de nous voir morts, ses trois fils morts, son fantasme de pietà à la petite semaine enfin autorisée à libérer son hystérie glaciale aux pieds de ses trois Christ descendus de leurs croix, dont l'incarnation de chair ne viendrait plus entraver sa marche vers la toute-puissance aveugle —, s'avérait enfin pour la vieille Malenfant. » (106-107)
IV
Au milieu, moi [Paul]
Nous sommes partis, rentrés, retournés à nos vies, avons regagné Paris. Mon sort s'est scellé à SaintVaury : j'y ai trouvé les limites que je cherchais depuis toujours, le mur dans lequel m'encastrer. Trop tôt, trop tard, le temps d'une vie d'homme m'aura manqué pour le pardon — je ne veillerai pas le tombeau de Rosalie Ducat. J'ai dit à mes frères d'aller, de poursuivre, de prendre soin d'eux ; je venais de comprendre qu'un cancer vaincu, un enfant en route, même dans le dos, c'était un sillage à suivre, un combustible, une rampe — pas la même chose que mes ressassements délétères, improductifs. Leurs voix devaient quitter ma tête, je devais les autoriser à poursuivre la route comme deux corps autonomes, distincts du mien, désormais seul au milieu de rien. Mon histoire n'était plus tout à fait la leur. Moi, j'avais trop attendu, et ce qui aurait pu être mon lot, voyant l'heure passer, s'était dissout à la surface des choses, me laissant en témoignage le soulagement de ce que j'étais parvenu à fuir et le regret de ce qui, toujours, irait à moi se dérobant.
Je suis de retour dans la stupeur, pour cette fois n'en plus bouger.
Chez moi, j'ai commencé, par faire les vitres, toutes les vitres. C'est toujours mauvais signe, généralement je ne m'arrête plus. À la fin on pouvait manger à même le plancher, mais je n'avais rien à manger. Alors je suis sorti.
Je suis allé me poster sous les fenêtres de ma mère, Rosalie Ducat. Elle vit toujours avec mon père — je l'ai vu sortir de l'immeuble, allant faire quelques courses, il m'a fait l'effet d'un vieillard —, dans ces rues si déprimantes du XVe : des gens empilés dans des immeubles froids, des trottoirs qui sentent la vieille industrie, la rouille et les blattes, un quartier de circulations économiques indifférentes à leur cadre de flux. Tous les caveaux que nous avons habités avec nos parents étaient dans ce coin-là, aussi moches que les rues : j'ai encore dans les narines l'odeur des rideaux empesés de poussière, du fauteuil moutarde fatigué que nul ne brossait jamais, de la moquette saturée d'acariens, de l'éponge sur le Formica de la cuisine. Toute cette saloperie de la rue des Entrepreneurs n'était même pas sale, seulement fonctionnelle, indifférenciée. À présent, elle m'engloutit.
Une des possibilités est que, profitant de l'absence de mon père, je monte en vitesse égorger ma mère, ou la passer par la fenêtre, de manière à ce que tout soit dit — la messe et le reste ! La possibilité est là devant moi, dans mes poings serrés au fond de mes poches : liquidation de la deuxième génération après la première, de façon à ce que nous soyons en première ligne, nous les quatre fils, en première ligne pour mourir, sans plus aucun rempart entre la mort et nous, que cette fois ce soit bien clair.
Mais je n'ai pas la force de ça, de hâter la venue des choses qui nous attendent. Pour la vieille, elle serait morte de toute façon. À, l'école de ma mère, je n'ai pas même été fichu de devenir un assassin ni de m'engouffrer dans une grande idée. (123-125)
II
La faille
(selon Frédéric)
« Je suis plat et jaune, j'ignore où je puise l'énergie pour parler : non seulement je n'ai jamais été très bavard, mais surtout je n'ai ni force ni désir, de rien ni de personne. Je vis dans l'économie la plus extrême, la plus radicale — je la trouve même exaltante, aux heures où l'entendement s'extrait du brouillard, mais pour un instant seulement, celui qui suffit à saisir tout ce que cette économie aurait de pertinence et même d'audace, d'une certaine façon, si elle était décidée plutôt que subie. Puis l'esprit retombe, il va s'échouer sur les minces ruines du corps sans rien décider. J’ai le sentiment de ne faire que quelques centimètres d'épaisseur, et je m'arrange pour cacher cette transformation dans d'amples vêtements qui répondent à la moindre sollicitation de l'air. Je n'ai pas honte d'être rendu à cet état qui m'apparente désormais plus à la silhouette qu'au personnage de chair et d'os, mais je crains que les autres ne le supportent pas, ou mal, tant il est gênant à tous égards — les autres, essentiellement Luc et toi, qui avez encore au bout des doigts le souvenir précis de mon exacte dimension, consistance, limite, tiédeur.
Malgré tout, mourir m'effraie. Malgré la fonte de la chair, la déroute du désir, la banalité du propos. Pour les médecins et les infirmières, cette éventualité n'est pas à l'ordre du jour ; ils ont beau protester, nous trois savons que si. Le sachant, et ne le taisant pas, nous sommes dans notre rôle de gamins soudés par une mélancolie commune de l'enfance que nous n avons pas eue […]. » (74-75)
Il y eut un long silence, ce jour-là, après l'évocation de ce souvenir dont Frédéric craignait qu'il ne me troublât plus que de raison. Tellement long que je me demandai bientôt si je n'avais pas rêvé, si la voix de mon frère ne venait pas bel et bien de ma tête, au point que j'entrouvris les yeux pour m'assurer que Frédéric ne dormait pas. Je n'avais pas, on s'en doute, oublié le célèbre « Bientôt nous serons tous morts » de Rosalie Ducat, mais peut-être Frédéric en fut-il, de nous trois, le plus affecté. J'avais dix-huit mois de plus que lui, et ces presque deux ans, je l'ai dit, ont souvent introduit une différence marquée dans nos perceptions respectives. J'étais alors, déjà, avec ma mère, bien au-delà du langage. Je veux dire que ses mots, son ton, ses adresses n'étaient au mieux que des sons, au pire des preuves supplémentaires. Ma première carapace était achevée, efficace, et je ne m'attachais plus qu'aux faits, auxquels je me heurtais avec une violence autrement plus constante. Un peu plus tard seulement, j'échouerai dans l'élaboration d'une seconde carapace, ce qui me mènera, in fine, comme on sait, là d'où je parle.
Le temps des perfusions nourrissait Frédéric de veille et de sommeil. Impossible, donc, de savoir s'il dormait. Pour moi, nul besoin de chimie ni de haschisch pour évoluer entre deux eaux, c'était mon élément naturel. J'évoquai, en écho, en contrepoint, ma visite à la grand-mère et son cortège d’amabilités. Je crus comprendre alors, dans le silence de l’hôpital, que Frédéric l’avait vue avant moi. J’étais, décidément, voué à voir après Frédéric, à rester, décidément, au milieu de mes frères. (72-73)