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CE QUE JE SAIS et CE QUE J’IGNORE de J.-M.
en DOUZE CLICHES PHOTOGRAPHIQUES
1
J.-M. EN VOYAGE
Une première photographie en noir et blanc, qui doit dater du milieu des années soixante-dix, sans doute prise au Maroc, d’un format plus large que toutes les autres, le montre entre deux jeunes garçons, l’un très jeune, très joli garçon.
Il a passé son bras droit sur l’épaule droite du plus âgé et du plus grand, son bras gauche sur l’épaule du plus petit et du plus frêle. Lui paraît plus petit que ce dernier, sans doute parce que davantage en retrait de l’appareil que ses compagnons. La jambe gauche, en outre, est fléchie, le pied posé sur une margelle de ce qui est probablement un bassin où se déverse une cascade artificielle dans quelque jardin public. Le buste se creuse au niveau du plexus : il a dû vouloir se baisser un peu pour que bras et épaule gauches soient à hauteur de l’épaule du plus jeune de ses compagnons (lequel paraît fragile — et qu’on aurait envie, de fait, de protéger). Plus mince qu’il ne l’a jamais été dans mon souvenir, il porte un jean moulant, un tee-shirt rayé à col en V, des sandales (quand ses compagnons semblent chaussés de babouches). En dépit du noir et blanc, il paraît plus rouquin qu’en réalité, même si la couleur châtain de ses cheveux était claire, mâtinée de reflets roux et blonds — la barbe plus roussâtre que les boucles de cheveux.
Je lui vois à la main gauche la bague ovale en jade qu’un amant thaï lui avait offerte lors de son premier voyage en Asie.
On ne peut pas dire qu’il sourit, même si l’intention est de cet ordre. Les yeux plissés fixent l’objectif. La bouche est ouverte, le visage tout de même légèrement crispé — en une esquisse de sourire (donc). Aucun des trois ne semble d’ailleurs véritablement à l’aise. C’est une photo de circonstance peut-être.
Je ne le reconnais pas tout à fait. Même si je sais que c’est lui. La tête m’évoque un faune, si l’attitude du corps est sage et, quoique dynamique, un peu compassée.
Sur cette photo de circonstance, tous trois ont dû prendre la pose.
* * *
Les voyages au loin ont été sa première façon de vivre — et d’accepter — sa sexualité.
J’ai souvent pensé à lui à l’étranger, lui qui m’avait encouragé à entreprendre mon premier voyage exotique et m’avait même accompagné à l’aéroport de Bruxelles, alors que, à vingt-six ans, pour la première fois, je prenais un avion — souvent pensé aux rencontres qu’il faisait généralement avec de jeunes garçons, moi qui n’ai jamais eu de relations avec les autochtones des pays traversés, réticent à l’idée que ce pût être une facilité, une sorte — tant pis si j’exaspère le trait — de geste néo-colonialiste : ce n’est pas que je ne l’aurais pas voulu parfois ; mais j’aime l’égalité en tout ; et l’idée d’un déséquilibre possible, ou d’une aimantation possible de mes interlocuteurs vers une aisance pécuniaire que j’aurais eue à leurs yeux, m’a toujours détourné de mes tentations.
Ce qui vaut pour moi ne valait pas évidemment pour lui. Et l’on aurait tort de penser que je le juge à ce sujet : il était infiniment liant, infiniment généreux. Il n’avait ni hésitation, ni pensée de l’arrière — encore moins d’arrière-pensée. Il voyageait mieux sans doute que je ne saurai jamais le faire. Il n’avait pas grand chose d’un touriste en général, encore moins d’un touriste du sexe tel que j’ai pu en rencontrer en Thaïlande — car j’ai le souvenir encore irrité de ces jeunes mâles occidentaux arrogants, convaincus d’être des playboys parce qu’ils arboraient un fille thaïe à l’arrière de leur moto ; ceux-là, oui, je les ai jugés — et définitivement —, quand bien même la prostitution à l’échelle nationale serait le plus sûr et le plus ironique moyen de renverser les rapports de possession prétendue à son avantage (ce que naturellement je ne crois pas)...
Après de premiers voyages — en Asie, au Maroc —, il vivra bientôt sa sexualité au grand jour — mais assez tard finalement. Il me dira même, il y a de cela très peu de temps, avoir, après quelques rencontres furtives, attendu presque aussi longtemps que Julien avant de se reconnaître un amour des garçons.
(J’en serai surpris ; mais N*** et Aymeric me confirmeront, eux aussi, qu’ils n’avaient — eux aussi — que peu d’avance en la matière, que ce n’est que tard qu’eux aussi ont concrétisé leur désir, quelle qu'ait été la conscience de leur préférence — claire dans leur tête parfois très tôt.)
Il racontait aussi assez volontiers jadis qu’une psychothérapie l’avait beaucoup aidé à s’assumer à un moment où l’on ne disait pas encore gay mais homosexuel selon les catégories inventées au XIXe siècle — à un moment où l’on commençait à parler de « placard », mais peu souvent encore de « coming out »… Quand on le rencontrait pour la première fois, on était rapidement informé de son « orientation sexuelle » — et je présume que beaucoup de ses interlocuteurs devaient être étonnés, à la fois de cette franchise qu’ils ne réclamaient pas et de ce que, sans doute, s’il ne le leur avait dit, d’eux-mêmes ils n’auraient pas imaginé… Quoi qu’il en soit, il semblait en faire un point d’honneur tatillon, sans pour autant avoir jamais, à mon sens, eu l’âme militante, ni jamais rallié quelque bannière ou signe extérieur un peu facile pour se faire reconnaître des siens — ni se faire admettre des autres ! Il n’entrait, dans sa parole, aucune espèce de compromission…
(Et c’est bien pourquoi j’ai tiqué quand M. a prétendu qu’il connaissait beaucoup d’homosexuels. Ce n’est pas vrai. Et S*** a appuyé ma protestation toute spontanée. Désignant l’assemblée nombreuse réunie dans son jardin pour commémorer son souvenir, il a dit — s’incluant lui et moi et Pascal et F*** — que nous devions être quatre tout au plus !).
Il a été pour moi une sorte de modèle de ce point de vue, même si j’ai toujours pour ma part modulé ou décliné autrement cette part de moi-même — et si j’ai mis les miens devant le fait accompli dès l’âge de dix-sept ans. Je n’avais pas vingt ans quand je l’ai rencontré, et cet aîné qui paraissait absolument libre de ses paroles et mouvements m’a bien évidemment appris à aller plus loin dans l’affirmation de soi. Il n’y a guère que Philippe, rencontré deux ans auparavant le jour du mariage d’Hannah — mais lui jouait sur les codes de l’extraversion et de l’efféminement —, qui m’avait prouvé qu’on pouvait afficher publiquement son « identité sexuelle », qu’on pouvait ne pas être un « pédé honteux » — comme on disait alors, en stigmatisant d’ailleurs abusivement ceux qui, comme Julien, n’osent vivre pleinement leur désir...
Son voyage en Thaïlande — celui-là où un amant l’a bagué de jade — a représenté pour lui une étape importante. Il m’avait autrefois raconté s’être confié à une amie un jour en se disant « homophile », et l’amie, par confusion avec « hémophile », l’avait plaint de sa maladie ! Cela avait pesé dans la décision d’entreprendre une psychothérapie.
De son expérience thaïe, il avait gardé le goût des corps fins, des cheveux sombres, des mœurs délicates. Quelques temps après, il rencontrait S***, un très jeune homme cambodgien, que ses parents avaient pu exiler en France et soustraire à la menace des Khmers rouges.
S***, avec qui il a vécu six mois, aura été son premier compagnon. Pascal, son second et dernier.
(Je retourne la photo : deux indications de date figurent autour d’une mention en arabe : 1979 et 11. Un tampon rouge, en partie illisible : Studio Errabie 21, Bd. De 2 Mars BENI ME_ _AL. Un photographe de rue a dû proposer ses services. Et J.-M. d’accepter sans doute sans trop barguigner.)
En faisant une rapide recherche, j’apprends qu’il s’agit du jardin de Ain Asserdoun à Béni Mellal.
Je n’approfondis pas pour autant. Je ne veux pas savoir ce qu’est cette ville, ni ce qui a pu l’attirer là. Il importe que ce cliché garde sa part de mystère — même si je serais curieux de savoir à quoi ressemble aujourd’hui le petit Marocain de droite (!) — et quoique je sois à peu près sûr que, si l’un des deux garçons a été l’amant de J.-M., ce devait être plutôt le grand jeune homme de gauche…
Et je songe à Patrice, qui parlait dernièrement d’aller au Cambodge pour retrouver les gens que J.-M. a pu y rencontrer lors des deux derniers voyages exotiques qu’il a entrepris — il y a deux et quatre (?) ans. Je trouve l’idée généreuse. Elle peut être aussi source de déconvenues.
J.-M. parlait assez régulièrement de s’installer au Cambodge. Il avait renoué avec S***, je ne sais comment — sans doute par le biais de connaissances communes. Il me l’a d’ailleurs vraisemblablement dit, mais j’ai dû oublier. Au Cambodge, il a rencontré des gens auxquels il s’était attaché. Je m’irritais un peu de ces engouements, qui me semblaient injustes, parfois, pour ses proches — lesquels, dont moi, pourraient être marris de le savoir si loin.
Je donnerais cher aujourd’hui — on s’en doute — pour qu’il eût pu réaliser ce rêve — et fustige mon égoïsme : il serait loin peut-être mais vivant — alors qu’il est définitivement loin désormais et si peu vivant qu’un chagrin nous éreinte, contre lequel on ne peut définitivement mais... Mais au moins son souvenir nous hante-t-il. Comme un soleil…
* * *
2 juin 2013
Dans le « meuble à secrets », comme J.-M. l’appelait lui-même, Patrice a retrouvé une vingtaine de cartes postales du Cambodge que J.-M. n’a jamais envoyées.
Patrice m’a donné celle qui m’était destinée, précisément datée du 21 février 2010 (et non de 2009, comme je l’aurais cru), une photo du Ta Prohm temple.
J.-M. avait écrit :
3/4 du voyage déjà fait. Beaucoup de choses que j’ai du mal à apprécier complètement. Pour une première fois c’est vraiment très bien, très bon. A y revenir ? Amitiés.
JM
— Au moins y était-il retourné une autre fois.