Archives GA - Ce que je sais et ignore de J.-M. en douze clichés photographiques (12) - CDXLVII à CDLII
CE QUE JE SAIS et CE QUE J’IGNORE de J.-M.
en DOUZE CLICHES PHOTOGRAPHIQUES
12
J.-M. en Pygmalion
Cette toute dernière photographie est aussi — hasard des prélèvements — celle à quoi je suis plus attaché (elle me rend d'ailleurs lyrique — à mon corps défendant).
Elle a été prise à l’étage de la maison que Pascal et J.-M. venaient d’acquérir et refaire et date d’avril 1993.
Assis en lisière d’une ouverture, J.-M. a les jambes dans le vide : comme la photo a été prise par en dessous (peut-être de l’escalier qui mène au rez-de-chaussée — je doute, en effet, qu’elle ait été faite au zoom), les semelles de ce qui doit être des santiags semblent énormes en proportion de la tête qui apparaît dans le V que dessinent les cuisses et les genoux.
P., à gauche, en chaussettes, n’a, lui, qu’une jambe dans le vide.
J.-M. et Pascal ont l’air réjoui de deux gamins venant d’achever la cabane dans laquelle ils se trouvent perchés.
Et j’entends leurs rires. Car ils ont l’air heureux, ils ont l’air amoureux, la complicité qui les unit éclate : eux ont l’air de croire à leur bonheur ; et, communicatif, amusant, épanoui, ce bonheur irradie — un vrai bonheur photographique comme il s’en trouve peu...
* * *
Ce bonheur.
Ce bonheur, je le crois en partage. Je le dis ainsi, et je le publierai comme tel — même si je n’en divulguerai[s] pas les photographies, preuves à l’appui [— si je n'avais si peu de lecteurs sur ce blog-ci !].
Ce bonheur donne [encore] du courage.
Donne-moi du courage — ainsi que j’ai voulu diviser ta douleur (autant que cela était ou m’était possible) dans les derniers mois qui ont précédé ta disparition...
Inscrire. Ecrire. Deux mots évidents — et qui se partagent — pour peu qu’on les regarde — et qu’on les divise.
* * *
Le meuble à secrets de J.-M. : Patrice y découvrira des lettres, des cartes postales, des cartons d’invitation conservés comme des trésors — dont la correspondance que j’ai entretenue avec son frère, sans doute assez nombreuse puisque courant sur plus d’une trentaine d’années !
(De fait. J’ai demandé à récupérer ces lettres, qui, si elles ne m’appartiennent pas tout à fait à moitié, si elles ont désormais perdu leur destinataire, me rendront peut-être celui-ci un peu — et ce, quel que soit le chagrin que cela puisse occasionner aussi, en ré-animant des dialogues du passé...
Elles sont là, pour le moment, entassées dans un sac en plastique de ceux dont on se sert pour congeler les aliments (!).
Elles sont là, sans que j’aie encore osé ouvrir l’une seule d’entre elles. Il faudra que je m’arme de courage pour éventrer ce matelas épais qu’elles constituent. Comment ai-je (déjà !) pu écrire autant ? Il y a, certes, eu cette année du service militaire où, séparé des miens, j’écrivais au quotidien, à J.-M., à S., à M., à Alain..., toute la détresse que je pouvais ressentir alors.
Je le ferai. C’est la suite logique de ce que j’ai fait rendre gorge à ces photos. Cela m’écorchera. Je m’y verrai plus que nu : écorché. Mais il faudra bien que cela soit.)
— Et c’est bien entendu déjà dans le meuble à secrets, cet élégant petit meuble en laque de Chine ainsi nommé par J.-M., que se trouvaient les photographies...
* * *
« Je suis là et j’en suis là ». Formule de gratitude que m’explique Pascal lorsqu’il m’en demande l’orthographe — sentence qu’il veut faire inscrire sur la couronne qu’il destine à J.-M. post mortem.
(Je ne sais pourquoi — à cause de Julien, à cause de tous ces jeunes gens avec lesquels il m’arrive de converser... à cause de Dimitri ? — je songe alors à Pascal et son amie. A la comédie hétérosexuelle des débuts. À laquelle s’adonnent encore — donc — beaucoup de jeunes gens encore aujourd’hui, à l’insolente exception de Dimitri.)
De fait, — ce pour quoi j’avais de l’étonnement jadis — J.-M. aimait jouer les Pygmalion.
R. raillait souvent cela, qui lui apparaissait comme un travers. Pour moi, je trouvais déséquilibrées, voire inégalitaires — je ne jugeais pas mon ami pour autant —, ces relations, et je n’aurais pas voulu, plus jeune, être ainsi modelé. Mais Faiz… Duncan… Julien… ne me fascinent-ils pas précisément parce qu’ils m’apparaissent comme encore non finis — infinis de la sorte… ?
Seules ma pudeur et ma délicatesse m’empêchent de jouer auprès d’eux le rôle d’accoucheur ou de conseiller — rôles dont j’ai toujours eu, je ne sais pourquoi, la détestation, que j’en sois l’origine ou le destinataire...
Il est temps d’ailleurs qu’ils déposent leurs spores.
* * *
Il y a eu aussi cet orage de vent, ce soir-là où je me persuade que je suis amoureux de J.-M. Un orage qui secoue les arbres, et dont je crois que ce qui s’est gonflé dans ma tête est l’artisan. (Après tout, je n’ai pas encore vingt ans, et il y a longtemps que je suis seul, après avoir quitté J.-L. quelque deux ans auparavant…)
Mais c’est un amour de tête (précisément). Ce n’est que l’amitié convertie en amour de convenance. C’est dans mon esprit la rencontre de deux solitudes, une sorte d’arrangement — qui ne se peut pas…
Je n’ai d’ailleurs pas vraiment envie de coucher avec lui. D’où mon immense soulagement quand il me dit — coupant tous ses effets, tous mes efforts à ma déclaration à peine amorcée — qu’il vient de rencontrer quelqu’un.
* * *
Bientôt Pascal entre dans sa vie. Il quitte son amie. Il habite l’appartement au-dessus des arbres. Et que de soirées, alors, dans ce trois-pièces donnant sur une place bientôt défigurée par un projet de réaménagement abandonné après plaintes des riverains qui en ont interrompu le chantier, laissant le lieu décharné, les pylônes étêtés, sans pour autant que l’endroit ait recouvré sa figure initiale — et qu’on ait jamais su à quoi aurait pu ressembler la place, le chantier achevé.
Que de soirées.
J.-M. est toujours lent à préparer à manger tandis que les langues — la sienne surtout — vont bon train. Il exaspère Pascal de sa lenteur. Je bats plusieurs fois le rappel quand, impénitent bavard, il oublie de préparer le repas
Que de soirées.
On dînait tard. On se quittait tard. On se couchait tard. On se couchait d’autant plus tard que J.-M. poursuivait interminablement la conversation sur le palier.
Bavard, non pas comme A. : lui n’oubliait jamais de manger. Il mangeait vite au contraire et à profusion : je n’ai vu personne ingurgiter si rapidement la nourriture. Mais peut-être était-ce par horreur d’un vide quelconque qui aurait pu s’installer dans la conversation. Sa crainte du silence était à tout le moins celle d’A., mais selon d’autres manifestations.
Curieusement, J.-M. n’était plus aussi bavard — comme guéri d’une boulimie de mets et de mots dont il aurait été déçu — dans les dernières années.
On dînait néanmoins toujours aussi tard. On buvait pas mal, et lui, comme en tout, se montrait excessif. Intempérant en mots, en mets, en boissons.
Il aimait aussi beaucoup susciter la polémique. Il suffisait que soient assemblées quatre personnes ou plus pour faire naître en lui des emportements verbaux extraordinaires, le sens de la mesure lui faisant alors défaut. (Car J.-M. n’était ni un tiède, ni un modéré ; il n’était pas de ceux que Dieu aurait vomi ; lui-même était olympien de bien des façons.)
Curieusement, je n’étais jamais sa cible. Mais R. ou M. ont fait plus d’une fois les frais de sa faconde, de son ire démesurée. Car, si sa mauvaise foi était souvent énorme, invectives et rhétorique portaient souvent. J.-M. aimait ferrailler, aimait tonner, fût-ce dans le vide. C’était, je crois, sa manière gloutonne et impérieuse d’aimer la vie.
Je me souviens tout de même d’un différend entre lui et moi sur la Pologne en 1980. Il m’a battu froid quelques semaines, sinon davantage, pour n’avoir pas été de son opinion. Son orthodoxie marxiste, son allégeance au parti communiste m’ont plus d’une fois exaspéré... Mais au moins s’est-il toujours impliqué, engagé, battu pour les autres. Et, si je ne l’ai pas encouragé à prendre la succession d’une responsable syndicale alors très proche de lui dont l’endoctrinement m’amusait ou me navrait ou m’agaçait, si la ligne du syndicat dont il était devenu le représentant avait souvent des raideurs, puis des compromissions discutables, je sais bien qu’il souffrait des unes comme des autres, ce dont nous parlions souvent. A ce sujet comme sur tant d’autres, il s’essayait à une maïeutique qu’il enrageait de voir souvent inefficace contre les esprits frileux de ses collègues, leurs embarras compassés, leurs compromis mesquins. J.-M. avait aussi parfois de ces saines, de ces saintes colères — qui compensaient ses déportements verbaux, invectives et railleries, et ce, envers des amis souvent plutôt d’accord avec lui...
* * *
Cette photographie est celle à quoi je suis le plus attaché... si ce n’est peut-être pas celle que je préfère... Sans doute parce qu’elle réunit Pascal et J.-M. — non bien sûr que je voudrais voir refondé ce couple mis à mal par le temps, mais parce que l’un et l’autre ont été mes amis, l’un puis l’autre, l’un autant que l’autre, à très peu d’intervalle, avant que le premier ne parte et ne s’établisse loin. J’ai vécu le couple par procuration, très longtemps, avant d’oser en fonder un moi-même, selon d’ailleurs des modalités différentes — couple tout aussi dérisoire que le leur, qui a vécu à peu près aussi (ou aussi peu) longtemps.
Il existe d’ailleurs une treizième photographie que je ne commenterai pas. Elle est l’absente de mon bouquet. N’y figure que Pascal à l’entrée d’une discothèque, qui n’existe plus, en bas de l’immeuble où habitait A., laquelle vient en crabe, je ne sais pourquoi, hanter ce texte...
Cette photographie est celle dont je ne peux me détacher...
Mais je m’aperçois que je l’ai mal décrite, emporté, non sans m'adresser de reproches, par d’autres considérations que sa seule transcription. Les lignes que dessinent les fermes métalliques noires, celles de l’ouverture par laquelle Pascal et J.-M. ont passé leurs jambes, la géométrie de V répétés de tous côtés, les trois genoux visibles… donnent un rythme singulier à l’ensemble — de même que les ombres portées à droite des têtes, des jambes et des pieds sur la surface blanche des deux plafonds. En tiers entre eux deux et en amorce, la statue du Garuda, moins colorée que la chaussette de Pascal, jaune et orange, aux motifs ininterprétables mais joyeux… Des éléments fixes viennent donc asseoir le mouvement de balançoire qui devait saisir à tout le moins ces jambes passées dans le vide — et contredire ce balancier dont la vocation paraît de dire, pure évidence, que le temps nous fuit...
Cette photographie est celle dont je ne peux me détacher... Parce qu’elle est la dernière sans doute... parce qu’elle nous condamne au néant, au silence, au moins autant que ce que tu es devenu.
Précisément, nous sommes là autant que tu l’es — et le serons dans la même mesure : on ne sait plus toujours très bien ici ce qui reste ou fuit ou nous assaille de tous côtés... (Et c’est encore dans un tremblement, dans un branle de souvenir ou de phrase jetée que se découvre la logique souterraine qui a couru de la phrase de Pascal à ces phrases-ci…)
Car je sais bien ce que je te dois, ce que je te dois d’être et (ce) que je suis — quand bien même je n’aurais pas accepté que tu sois pour moi (sauf à mon insu !) Pygmalion...