Archives GA - Ce que je sais et ignore de J.-M. en douze clichés photographiques (2) - CCCLIX - CCCLX - CCCLXI
CE QUE JE SAIS et CE QUE J’IGNORE de J.-M.
en DOUZE CLICHES PHOTOGRAPHIQUES
2
J.-M. tel qu'en lui-même
et plutôt récemment
J’ignore où et quand a été prise cette photographie en couleurs, mal cadrée, dont j’élimine en la rognant pour la conserver sur l’ordinateur une jeune fille floue à l’arrière-plan.
En voyant agrandie l’image sur l’écran, je remarque la cigarette que J.-M. tient à la main. Si cette photo me semble la plus récente parmi toutes, elle date d’au moins deux ans et demi, J.-M. ayant cessé de fumer en 2010. Pas de barbe — à la différence du précédent cliché (mais il avait rasé définitivement sa barbe quelque vingt ans auparavant). Le cheveu, argenté, est abondant et léonin. Il porte une chemise bleu vert à carreaux. Les dents sont un peu jaunes du fait de la nicotine, les lèvres minces, surtout la lèvre supérieure. Les oreilles sont larges : je n’ai jamais compris pourquoi les oreilles des personnes semblent (?) devenir des pavillons démesurés avec l’âge. Les yeux, verts, ici paraissent bleus — le gauche plus petit que le droit. Il était devenu ventru, pansu — en vieillissant. La photographie, coupée sous la poitrine montre un sein droit qui dessine une nette proéminence, de ce fait presque féminin.
Sur cette photo, J.-M. est détendu, l’air parfaitement heureux. (Il était complaisant à l’égard de ceux qui le photographiaient, il leur souriait sans jamais rechigner, sans aucune coquetterie ni réticence, toujours généreux de lui-même.) Le décor, derrière lui, est cossu. Non pas d’un autre âge, mais indéniablement d’un tout autre goût que le sien. Chandelier et lampe en métal doré, cette dernière, excessivement ornementée et guillochée. Commode de style (sans doute une copie récente) avec dessus en marbre. Une reproduction de la laitière de Johannes Vermeer figure à l’arrière-plan. Quoique plus beau qu’eux, je lui trouve sur cette photo des airs à la fois de Jackie Berroyer
et de Benjamin Britten.
(J’ai gardé ce cliché non pour sa qualité photographique — laquelle fait plutôt défaut —, mais parce que je le retrouve tel qu’en lui-même — moi qui, précisément, me suis donné pour délicate, imbécile et ingrate tâche — mais c’est une tâche que j’ai à cœur et dont je m’empare — d’esquisser de lui ce qu’on appelle traditionnellement un “tombeau”. Et pour cette autre raison : parce que (donc) J.-M. y a l’air parfaitement heureux.)
Plusieurs fois, il dira avoir eu une belle vie. Ses interlocuteurs des derniers jours l’auront entendu le dire à diverses reprises. Je me souviens précisément à quelle occasion (cela m’avait plu — et je lui avais su gré de cette parole) il m’avait tenu ce discours. En fait et plus précisément, il me rapportait l’avoir soutenu à une visiteuse d’hôpital, qu’il avait accepté de rencontrer et qui lui prodiguait quelques poncifs en guise d’encouragements; il avait salué le travail de l’interlocutrice ; mais, à elle, et bien en face sans doute, il avait dit avoir eu une belle vie — avec le sous-entendu que l’on doit comprendre, qu’il ne voulait pas de sa pitié, ni de paroles apaisantes déplacées. Et la femme de se récrier, et lui de rectifier comme quoi ce qu’il disait n’était de toute façon pas triste — et de soutenir même le contraire en une très juste explication de son texte. (J’ai pensé à Alain, qu’un de ces religieux qui visitent les malades avait presque converti sur son lit d’hôpital — souvenir un peu rageant.) Il incriminera néanmoins quelquefois la cigarette — réputée l’agent essentiel du cancer de la vessie pour lequel il avait été opéré deux fois. Nous avions fêté le 1er août 2012 et son anniversaire et mes dix ans d’arrêt du tabac. Nous n’aurions pu le faire à la date où il est né : il était à l’hôpital alors, et j’avais proposé que notre dîner ait lieu quelques jours après, la date étant strictement celle du jour où j’ai cessé de fumer. J’avais regretté que fût fermé le restaurant où nous avions dîné pour ses soixante ans, deux ans auparavant. Aussi avais-je opté pour un autre lieu et réservé une table en terrasse qui ouvrait sur un très grand jardin. Nous nous irriterons l’un et l’autre, non de mal manger, mais des effluves d’eaux de toilette et de parfums dont les dîneuses nous abreuvaient le nez, couvrant de leurs senteurs opiacées les arômes mêmes des plats qu’on nous servait. Ces compagnes de commerçants et de commerciaux enrichis ont quelque peu gâché la fête ce soir-là... Comme, buvant un verre ensuite sur la plus célèbre place de Lorraine, nous déplorions ces senteurs latérales qui avaient anesthésié nos papilles indûment, et comme nous regrettions la disparition du chef cuisinier du précédent restaurant, un jeune homme — blond, sympathique, à l’accent slave — s’était spontanément invité dans notre conversation et nous avait dit où officiait ce chef désormais. Je me demande si j’irai jamais un jour.
Je me rappelle le plaisir à boire notre verre alors en conversant avec ce garçon — dont la compagne, à l’évidence slave elle aussi, ne paraissait guère comprendre l’échange que nous avions lui et nous —, lequel plaisait évidemment à J.-M. — belle clausule consolatoire à ce dîner gâté par trop de parfum !
Je m’amuse, enfin, de ce décor cossu où il trône, à rebours de ses propres goûts. Il aimait les meubles design, avec une préférence pour ceux des années cinquante et soixante. Il avait quelques belles pièces — des fauteuils et chaises Bertoia, un bureau Jean Prouvé.
Les objets exotiques rapportés de ses voyages me plaisaient beaucoup, hormis une marionnette représentant un guerrier (?) venu de Tunisie. Il m’avait offert — avec Pascal — un petit tapis tissé égyptien, un kilim turc, un tapis petit format aux ocelles rouges et noires, un plateau mexicain. Le dernier objet rapporté était une boîte en laque cambodgienne, dans laquelle j’ai mis comme un trésor le sachet de poivre noir de Kampot qu’il m’avait également donné à cette occasion.
(Retourné, le cliché fournit une date. 14.11.02. Je ne l’aurais pas imaginé si ancien. Il est vrai que ces cinq ou six dernières années, il portait le cheveu bien plus court qu’à une période — comme sur les photos que j’ai vues récemment du mariage de B. et H. où il arbore une impressionnante chevelure bouclée. Dans les derniers temps, du fait de la chimiothérapie, ses cheveux s’étaient raréfiés, mais il était loin encore de les avoir tous perdus. Il avait eu l’énergie d’aller chez notre coiffeur commun entre deux séjours à l’hôpital alors qu’il marchait presque plié en deux, et songeait à le faire venir pour qu’il lui coupe les cheveux dans les tout derniers jours. Quand j’ai pris rendez-vous chez J*, ses premiers mots ont été : « Vous avez su pour J.-M. ? » Et je lui ai rapporté ce désir que J.-M. n’aura pas eu le temps de mettre à exécution...
14 novembre : c’est la date d’anniversaire de François, celle de Valérie. Je songe — absurdement ? — que R. a connu encore ce visage. Je m’en veux encore parfois, sourdement, d’avoir laissé R. m’éloigner de J.-M. durant quelques années…
Je songe, enfin, que j’ai toujours préféré J.-M. avec sa barbe, plutôt que glabre.)
22 juin [2013]
Quand, le jour de la dépose des cendres dans le tombeau familial, parents et amis ont vu cette photo, tous se sont spontanément interrogés : chez qui avait-elle été prise ?
— Personne n’en savait rien. Les meubles sont aujourd’hui dispersés. La maison a trouvé acquéreurs dès le premier jour. Il faut la vider désormais. Même si je n’ai plus de place, j’ai proposé à Patrice d’acheter le petit canapé en cuir noir, inconfortable puisque sans dossier, mais joli — et qui m’a toujours plu. Nous le déménagerons demain. Je m’interroge encore sourdement : n’ai-je pas commis une sottise ? Où vais-je lui trouver une place ?