Archives GA - Ce que je sais et ignore de J.-M. en douze clichés photographiques (3) - CCCLXVI - CCCLXVII - CCCLXVIIII
CE QUE JE SAIS et CE QUE J’IGNORE de J.-M.
en DOUZE CLICHES PHOTOGRAPHIQUES
3
J.-M. au travail
C’est une photo prise au travail, il y a sans doute au moins une quinzaine d’années.
Le corps est penché au-dessus d’un bureau, une main à plat, l’autre enserrant le coin gauche du meuble. La tête levée vers l’objectif, un peu rentrée dans les épaules, accentue l’impression de plongée sur les papiers et chemises disposés en piles irrégulières ; l’équilibre des volumes, des teintes, le cadrage — et même la lumière, qui accentue les pastels — sont assez réussis. Des rappels de couleur s’opèrent entre la chemise bleu pâle de J.-M., les dossiers et les post-it semés ici ou là sur les feuilles (indéniablement rangées).
Le cheveu est court, déjà grisonnant aux tempes. J.-M. est encore mince. Il sourit, et semble très à son affaire.
La ressemblance avec Benjamin Britten est plus marquée encore que sur les précédentes photos.
Le mur, nu derrière lui, est clair, imposant sa verticale d’autant qu’une double ligne brun orangé plonge dans son dos à hauteur du flanc droit.
Comme la photo s'affiche à l’écran légèrement agrandie tandis que j’écris, je lis qu’un document porte comme en-tête, en capitales d’imprimerie : TELECOPIE. Sur les feuilles apparentes de deux piles disposées tête-bêche figure le logo de l'organisme pour lequel travaille J.-M.
C’est toute une part de l’existence de J.-M. que j’ignore presque entièrement, même s’il m’est arrivé de l’attendre à la sortie de son travail — et s’il se peut qu’il m’ait reçu dans son bureau (il le prétendait) quand j’avais dix-sept ans (je ne suis pas physionomiste, mais lui avait indéniablement la mémoire des visages et des gens).
Il a travaillé plus de trente-cinq ans au sein du même organisme — si l’on peut dire... — affilié à la fonction publique.
Il parlait beaucoup de son travail. Cependant, il aspirait à la retraite, qu’il a prise dès qu’il a pu, à soixante ans.
Il n’en aura pas profité beaucoup, mais son existence de retraité l’a rendu très heureux durant presque deux années — avant qu’il se sache atteint du cancer.
Il avait d’ailleurs envisagé de poursuivre quelque temps, afin de relever un peu le montant de sa pension. Un rapide calcul l’en avait dissuadé : une différence de quelques dizaines d’euros valait-elle le sacrifice d’une ou deux années supplémentaires ? On en a souvent parlé, et je lui donnais évidemment raison. Je savais qu’il serait content de ne plus faire un travail qui s’était vidé de son sens à mesure, qui le rendait malheureux de ne plus pouvoir agir, ni rendre service, tout en devant appliquer des consignes et formalités absurdes, purement comptables, sinon procédurières et destructrices. Le travail qu’il avait aimé avait perdu beaucoup de sa raison d’être.
* * *
Au moins J.-M. avait-il rencontré Pascal au travail, lors d’un entretien.
Je les imagine tous deux face à face, l’un perlant ses regards, l’autre affûtant ses œillades au vif. Les yeux se disent, à mots mouchetés, ce que les corps expriment de part et d’autre du bureau.
C’est cette distance que J.-M. abolira tout à l’heure en s’asseyant à côté de son vis-à-vis afin de l’aider à remplir des papiers, transgressant explicitement ce mur professionnel que l’on conserve ordinairement.
L’un a trente ans, l’autre dix-neuf. L’envie des garçons était restée sourde jusqu’alors chez Pascal, qui, pour l’heure, vit avec une fille. Sans doute le taraudait-elle cette envie, tapie en lui jusqu’à ce qu’une occasion se présente. Il trouve rassurant cet aîné qui paraît vraiment faire cas de lui. Il est aussi flatté — bien sûr — que son charme opère, les yeux noirs rencontrant les yeux verts à la fois plus opalescents et plus chatoyants – et se dilatant — à mesure que J.-M. sent une ouverture possible. J.-M. se rêve un instant en conquérant. (Il rappelait volontiers qu’il était natif du lion, solaire et résolu. Précisément, sans croire vraiment à l’astrologie, il fourbit son destin.)
Je crois qu’ils se reverront une seconde fois, un prétexte ayant été trouvé par Pascal. J.-M. exulte. Mais le prédateur a le triomphe modeste, et la proie, elle, n’est pas sans se réjouir du plaisir d’être ferrée.
Les choses se feront d’elles-mêmes — pour le meilleur ou le pire, sans rien éviter de l’un ou de l’autre — durant quelque douze ans.