844 - Journal d'un conscrit (25) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

844 - Journal d'un conscrit (25) [in memoriam J.-M.]

 

Mardi 17/04/1984

 

Chers tous deux,

 

Un Dieu civil sur une Aube civile, vous n'en rêvez jamais ? Le matin qui se lève sur les Jardins de la Préfecture, pleins d'Artémis et d'Apollon, là où je me demandais s'il ne serait pas plus heureux d'être pigeon. Je ne sais pourquoi ce matin, le printemps qui vient sur C*** a les allures de mon enfance, que je lui (re)connais bien, et c'est comme si je glissais quinze ans en arrière.

Les Jardins de la Préfecture sont à T****. Vers l'ouest, à peine à une soixantaine de kilomètres à vol d'oiseau.

Je fais, ce matin, bureau ; parce qu'il y a sport, que ces messieurs y sont, sacrifiant à [cette] mode [récente] de courir (the roaring seventies) — pour le calme qui règne ici et l'isolement qu'il me procure, après les affres d'un retour fatigué.

C'est encore « la D. O. » [= disponibilité opérationnelle ?], la pénibilité d'être contenu dans ces murs pendant deux semaines ; c'est désormais le moment de la correspondance, maintenant que je n'écris plus guère — ou, plutôt, me disperse moins, assuré de n'avoir pas tout perdu de mes amitiés, et poursuis de longues lettres à des destinataires-fantômes tels que Raymonde ou Frédérick (avec, pour ce dernier, des phantasmes étrangers à  lui, en manière de compensation). J'ai le sentiment irréel de n'avoir rien à écrire, sinon les fastes de l'absence, précisément. Je manque d'humour et demeure totalement évanescent ; je me dis qu'on le serait à moins... Mais, puisque je ne vous ai guère qu'aperçus durant ce week-end, puisque je risque de ne pas vous voir du tout si je rentre pour le 1er mai, je n’entrevois que la possibilide faire consommer à cette machine [à écrire1] un peu d'encre et de papier pour vous joindre un peu dans l'étiolement de mes jours…

 

Calme bien éphémère. Des pas dans l'escalier, le bruit d'une clé que l'on tourne, la voix du commandant (avec cette manie, toute militaire, de tonitruer, quelle que soit la circonstance), je vois arriver le moment où je devrai saisir cette feuille et l'enfouir au fond d'un tiroir. C'est dire les conditions dans lesquelles j'écris, sursitaires, qui balancent du vide informatif à une espèce de mirage en attente d'une longue lettre sans cesse avortée. Ma vacuité permanente, poreuse à l'ordre, guettée par le commandement, est bien la chose qui me fait le plus souffrir — et m'aliène complètement. D'où, peut-être, ce sentiment très particulier d'être totalement autre dans ces circonstances et n'avoir plus d'attaches avec qui j'étais. C'est bien mon intégrité que l'on menace, et c'est contre cela que je me bats, tout intérieurement, désormais. C'est cela qui m’arase. Qui me harasse. Dans un énervement épais.

La preuve : débarquant du train vendredi, je suis allé voir Yentl (qui ne m'a pas convaincu) à la séance de 19 heures parce que j'étais invité chez S. après. C'est les yeux gonflés que je suis arrivé, n'en pouvant plus. Il y avait là S. et P. bien-sûr, P. (F.), Michelle et son copain. A onze heures, j'ai décroché de la soirée, me suis allongé sur le canapé de S., et, en dépit de tous bruits à mon alentour, ai plongé dans le sommeil malgré mon intention de juste me reposer un quart d'heure ou deux. Me réveillant, déjà les gens s'en allaient, et c'est comme si l'on m’avait décapité de la soirée. Je n'en pouvais plus, vraiment.

De manière générale, l'étreinte avec les gens sera demeurée difficile, tous ces temps derniers. C'est une isotopie d[e mon] existence, depuis quelques semaines. Avec cette impression d'une joie gangrenée.

 

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1[De fait, la lettre — et c’est la seule — est dactylographiée. Je n’ai plus eu qu’à la scanner pour la retranscrire, en émondant les signes diacritiques transformés à la diable et à rétablir les lignes prises dans les pliures ; bref, cela m’a facilité la retranscription : je n’ai plus eu, littéralement, qu’à ex-pli-citer…]

 

 

 

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