848 - En vrac (mais non sans logique)
Samedi 16 juin
De l’âge
[23]
Paul me dit que Marthe se sent vieille. Elle vient d’avoir soixante-dix ans. De fait, les chiffres ronds au compteur sont des caps symboliques rudes à admettre (on ne vaut plus guère à l’argus et l'on voit surtout le temps fermer l'angle de ses ciseaux).
Je me demande si, pendant que Paul était en Irlande, la solitude ne lui a pas pesé.
Paul dira d’ailleurs que les chats, le chien sont une contrainte qui les empêche très souvent de partir.
Et moi de songer à T. qui ne quitte plus **** depuis que sa mère ne peut plus s’occuper de son chat.
Lundi 18 juin
De l’âge
[24]
Le lover demande que je l’inonde (dans des termes, que dictent les circonstances, un peu moins choisis). Mais Fr*** n’est pas Franck, et je n’ai plus trente ans.
Je l’en préviens. Il dit que cela n’est pas grave.
Au déjeuner, je livrerai d’autres détails.
« J’ai le temps de découvrir encore » proteste-t-il (il a quelque treize ans de moins que moi). — Et je lui donne évidemment, immédiatement raison.
19 juin
De l’âge
[25]
Je me décide à entrer dans une pharmacie acheter le produit miracle que N*** m’a conseillé il y a deux mois et demie pour améliorer ma mémoire immédiate. Mon peu de conviction flanche à mesure que se noue le dialogue avec la pharmacienne (j'avais d'abord écrit : « la vendeuse »).
Le prix m’effare un peu. Cette médecine de confort relève, il est vrai [?], des « compléments alimentaires ».
Je pense alors à J.-M. — dont la fin de vie s’est assortie de ces gâteries hors de prix que tous ne peuvent s'offrir. La boîte indique (on imagine difficilement que cela pourrait relever d'un humour pince-sans-rire) : « Les compléments alimentaires ne peuvent pas être utilisés comme substituts d'un régime alimentaire varié » !
A la terrasse d’un café, je lis ensuite. Deux bonheurs de lecture se succèdent.
Pages choisies
1
de Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour :
[La démarche parfois très sociologisante d’Annie Ernaux, qui peut m’agacer, trouve néanmoins aussi dans sa quête de l’infra-ordinaire, et dans la dernière page de son opuscule consacré aux hypermarchés, une véritable raison d’être :]
Au fil des mois, j’ai mesuré de plus en plus la force du contrôle que la grande distribution exerce dans ses espaces de façon réelle et imaginaire — en suscitant les désirs aux moments qu'elle détermine —, sa violence, recelée aussi bien dans la profusion colorée des yaourts que dans les rayons gris du super discount. Son rôle dans l'accommodation des individus à la faiblesse des revenus, dans le maintien de la résignation sociale. Qu'ils soient déposés en petit tas ou en montagne chancelante sur le tapis de caisse, les produits achetés sont presque toujours parmi les moins chers. Souvent, j'ai été accablée par un sentiment d'impuissance et d'injustice en sortant de l'hypermarché. Pour autant, je n'ai cessé de ressentir l'attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s'y déroule. Il se peut que cette vie disparaisse bientôt avec la prolifération des systèmes commerciaux individualistes, tels que la commande sur Internet et le « drive » qui, paraît-il, gagne de jour en jour du terrain dans les classes moyennes et supérieures. Alors les enfants d'aujourd'hui devenus adultes se souviendront peut-être avec mélancolie des courses du samedi à l'Hyper U, comme les plus de cinquante ans gardent en mémoire les épiceries odorantes d'hier où ils allaient « au lait » avec un broc en métal.
Pages choisies
2
de Pablo de Herlagnez (Paul Verlaine), les Amies, A. Poulet-Malassis, 1867 :
SUR LE BALCON
Toutes deux regardaient s’enfuir les hirondelles ;
L’une pâle aux cheveux de jais, et l’autre blonde
Et rose, et leurs peignoirs légers de vieille blonde
Vaguement serpentaient, nuages, autour d’elles.
Et toutes deux, avec des langueurs d’asphodèles,
Tandis qu’au ciel montait la lune molle et ronde,
Savouraient à longs traits l’émotion profonde
Du soir, et le bonheur triste des cœurs fidèles.
Telles, leurs bras pressant, moites, leurs tailles souples,
Couple étrange qui prend pitié des autres couples,
Telles sur le balcon rêvaient les jeunes femmes.
Derrière elles, au fond du retrait riche et sombre,
Emphatique comme un trône de mélodrames,
Et plein d’odeurs, le lit défait s’ouvrait dans l’ombre.
PENSIONNAIRES
L’une avait quinze ans, l’autre en avait seize ;
Toutes deux dormaient dans la même chambre ;
C’était par un soir très lourd de septembre ;
Frêles ; des yeux bleus ; des rougeurs de fraise.
Chacune a quitté, pour se mettre à l’aise,
Sa fine chemise au frais parfum d’ambre.
La plus jeune étend les bras, et se cambre,
Et sa sœur, les mains sur ses seins, la baise.
Puis tombe à genoux, puis devient farouche,
Et colle sa tête au ventre, et sa bouche
Plonge sous l’or blond, dans les ombres grises ;
Et l’enfant pendant ce temps-là recense
Sur ses doigts mignons des valses promises,
Et rose, sourit avec innocence.
PER AMICA SILENTIA
Les longs rideaux de blanche mousseline,
Que la lueur pâle de la veilleuse
Fait fluer comme une vague opaline,
Dans l’ombre mollement mystérieuse ;
Les grands rideaux du grand lit d’Adeline
Ont entendu, Claire, ta voix rieuse,
Ta douce voix argentine et câline,
Qu’une autre voix enlace, furieuse.
« Aimons, aimons ! » disaient vos voix mêlées.
Claire, Adeline, adorables victimes
Du noble vœu de vos âmes sublimes,
Aimez, aimez ! ô chères Esseulées,
Puisque en ces jours de malheur, vous encore,
Le glorieux Stigmate vous décore.
PRINTEMPS
Tendre, la jeune femme rousse,
Que tant d’innocence émoustille,
Dit à la blonde jeune fille
Ces mots, tout bas, d’une voix douce :
« Sève qui monte et fleur qui pousse,
Ton enfance est une charmille ;
Laisse errer mes doigts dans la mousse
Où le bouton de rose brille.
Laisse-moi, parmi l’herbe claire,
Boire les gouttes de rosée
Dont la fleur tendre est arrosée ;
Afin que le plaisir, ma chère,
Illumine ton front candide,
Comme l’aube l’azur timide. »
ÉTÉ
Et l’enfant répondit, pâmée
Sous la fourmillante caresse
De sa pantelante maîtresse :
« Je me meurs, ô ma bien-aimée !
Je me meurs ; ta gorge enflammée
Et lourde me soûle et m’oppresse ;
Ta forte chair d’où sort l’ivresse
Est étrangement parfumée.
Elle a, ta chair, le charme sombre
Des maturités estivales,
Elle en a l’ambre, elle en a l’ombre.
Ta voix tonne dans les rafales,
Et ta chevelure sanglante
Luit brusquement dans la nuit lente. »
SAPPHO
Furieuse, les yeux caves et les seins roides,
Sappho, que la langueur de son désir irrite,
Comme une louve court le long des grèves froides.
Elle songe à Phaon, oublieuse du rite,
Et voyant à ce point ses larmes dédaignées,
Arrache ses cheveux immenses par poignées.
Puis elle évoque, en des remords sans accalmies
Ces temps où rayonnait, pure, la jeune gloire
De ses amours chantés en vers que la mémoire
De l’âme va redire aux vierges endormies.
Et voilà qu’elle abat ses paupières blêmies,
Et saute dans la mer où l’appelle la Moire,
Tandis qu’au ciel éclate, incendiant l’eau noire,
La pâle Séléné qui venge les Amies.
Je ne connaissais pas la version primitive de “Pensionnaires” — chantée dans une version édulcorée (le savait-il ?) par Léo Ferré (« Et tumultueuse et folle, et sa bouche/ Plonge sous l’or blond, dans les ombres grises. »).
Je lis donc avec intérêt les notes infrapaginales. Du fait de la rupture musicale, je n’avais jamais replié « l’enfant » du dernier tercet sur l’une des deux protagonistes, mais sur un enfant qui se serait tenu là en tiers, quoique hors scène.
Le lien avec les Femmes damnées de Baudelaire s’impose à relecture comme une évidence, au-delà d’un éditeur commun.
Et, parmi tous ces sonnets, que le sonnet final ait une forme inversée — une poésie invertie de quelque manière — m’amuse. (Le commentateur reste muet à ce sujet. Les notes de bas de page manquent toujours d’imagination, un collègue me le faisait remarquer il y a peu — tout en tuant proprement, parfois malproprement, l’imagination du lecteur, qui plus est...)
Je me dis que, s’il me fallait donner à lire à des élèves d’aujourd’hui — Dieu m’en garde évidemment ! — l’un ou l’autre de ces deux textes, ce serait à Verlaine qu’irait ma préférence, ces « pensionnaires », parmi d’autres figures saphiques, m’ayant toujours laissé le regret de n’avoir à ma disposition qu’une vie, mes « rougeurs de fraise » étant plutôt (j'use, moi aussi, de « métonymies ») celles des framboises en vérité — et ne disposant pas des neuf vies de Tirésias (lequel savait bien le secret des femmes, à quoi j’ai songé hier, la jouissance du lover étant autrement plus forte, même si grande, que la mienne !)…