861 - Journal d'un conscrit (27) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

 

 

861 - Journal d'un conscrit (27) [in memoriam J.-M.]

 

****, le 13 mai 1984

Cher J.-M.,

 

Les quais de gare sont, somme toute, de bien terribles endroits… Cela me ressemble bien d’arriver avec plus d’un quart d’heure d’avance sur l’horaire de départ d’un train ! (et de regretter de n’avoir pas prolongé la balade de M*** [le chien de S.] de quinze minutes au moins…). Il y a le retour d’une angoisse, laquelle semble sans ménagement me tordre les intestins [et] désormais se confond avec, s’appelle « angoisse de départ », dont le paroxysme se joue sur le quai, précisément — le second acte étant l’arrivée en gare de C****, le troisième et dernier se jouant à la « caserne » proprement dite…

 

Je commence dès aujourd’hui cette lettre. Peut-être parce que, je ne sais pourquoi, le fait de te savoir absent de **** pour trois longs mois m’a fortement impressionné (je ne pourrais dire d’ailleurs exactement comment) — dans ce délire d’absences ponctuant cette année, de par ma situation, de Raymonde hier à S. demain. Ce que tu me disais hier me semblait d’ailleurs un écho de tout ce que je redoutais, multiplié par la perspective d’une durée quatre fois plus longue et des structures, a priori comme a posteriori, plus contraignantes, avant de partir, pour la première fois, vers C****. Et comme quelque part je l’ai écrit à Raymonde : « l’exil ne supporte pas bien l’exil » (l’exil de Raymonde étant, lui, aveugle, sourd et muet — et, pour toutes ces raisons, m’est absolument douloureux, après cinq mois de son absence). Il y a, par ailleurs, pas mal de temps que je ne t’ai écrit, découragé peut-être par la répétitivité écœurante des événements, [ainsi  qu’]également, peut-être, par l’absence de réponse — les réponses aux courriers étant le propre d’une « correspondance » … (mais mes lettres se font également plus rares, de toute façon).

 

Je suis, à présent, dans le train — comme en témoigne sans doute le tremblé de l’écrit. Beaucoup de « militaires » ; c’est dire tout autant qu’il y a beaucoup de bruit, ces jeunes gens — en petite bande — s’arrangeant pour se faire le plus possible remarquer. Je sais ce qu’ils ont à défouler ; et, si j’étais certain qu’ils ne puissent reconnaître en moi un «  compagnon  de mauvaise  fortune  »,  j’interviendrais  peut-être  pour  protester contre tout ce bordel…  — Mais,  comme  dans  une certaine chambre  d’une  certaine  « caserne », je préfère m’inventer des patiences, en attendant que la lassitude joue d’elle-même. Cela  n’empêche que c’est très irritant (ne serait-ce que comme « avant-goût » !) et me dérange beaucoup pour écrire ici.

 

Quarante-huit heures rases. J’y ai erré avec beaucoup de torpeur. Le temps n’a guère été beau non plus, comme l’année dernière paraît-il — ceci pouvant passer pour normal puisque ce sont « les saints de glace »… Mais il semble bien que ce ne soit pas là l’origine de ma « torpeur », d’un certain mécontentement de moi, d’une très malencontreuse manière de marcher à côté de moi depuis quelques temps… La lassitude que j’éprouve aura très certainement subi les retombées d’un « épisode amoureux » bien trop bref à mon goût, de même que ne m’aura pas laissé indifférent le retour de la « frigidité » de Frédérick, après son inexplicable « dégel » en début d’année… Le tout étant évidemment très largement tributaire de l’émiettement de ma vie privée depuis octobre. Ma réaction aux diverses secousses est telle qu’elle a toujours été : je demeure « inhibé », attendant la fin d’une mise en sommeil, d’une prostration protectrices — au bout desquelles il y aura peut-être plus de lumière.
Deux mois de ce régime — et même un peu plus, à présent — paraissent bien pénibles déjà, aussi injustes qu’un « supplément de malheur » — ce qui me fait songer à ce que Ferré chante de la mélancolie :

 

C’est un désespoir qui a pas les moyens

 

— contre lesquels je réclame une colère libératrice, qui ne vient jamais… et ne viendra probablement pas non plus. Il ne reste plus qu’à compter qu’avec le temps — Ferré peut-être encore… — tout cela passera, comme le reste a passé… — Car, d’ailleurs, ma colère, contre qui ou contre quoi la passer ?...

Le pire reste le manque d’appétence envers tout. La seule activité qui me procure une pleine satisfaction, ô régression, étant la bouffe… Je vais mettre à profit cette quinzaine, d’ailleurs, pour faire un petit régime alimentaire, aidé d’ailleurs par la plus ou moins mauvaise qualité des repas. (Mes sautes de poids, subtiles variations entre 58 et 61 kilos, m’étant très désagréables et pesant beaucoup — si j’ose dire — sur ce mécontentement de moi dont j’ai parlé déjà).

D’avoir perdu l’élan, l’enthousiasme des premières « permissions » est le symptôme le plus parlant de ma « difficulté d’être », depuis quelques temps.

 

(Attraits de ce voyage : des biches en contrebas d’un sous-bois ; les champs de colza en fleurs. Je me prends toujours à imaginer ce que sera le train du retour définitif. Il roulera léger sans doute, bien au-dessus de ses rails…)

(Invariations dudit voyage : arrêt-C-----y, j’ai pour toi une pensée ; à B*****, je scrute le quai de gare, croyant pouvoir voir monter dans le train Raymonde rentrant d’un week-end chez sa mère à L**** — espoir à chaque fois déçu…)

 

22 h 30

C*** archi morte, cimetière ou désert, ville dans laquelle l’écho des pas reste suiveur — et fidèle. Je n’ai pas trouvé un seul café ouvert. Je suis donc sagement rentré ici. Il n’y avait personne « en chambre », et cette solitude-là s’est avérée des mieux venues après un découragement subit [corrigé en « subi »] en sortant de la gare.

J’ai pu ainsi lire quelques pages de Sodome et Gomorrhe, comme un breuvage de tranquillité. (J’ai repris Proust là où je l’avais laissé, il y a une ou deux années. J’ai entamé — ré-entamé — Sodome et Gomorrhe le 22 avril. Quelques jours plus tard, je me suis aperçu que mon désir de lire Proust n’était pas innocent, qu’il avait une raison inconsciente : en feuilletant les pages du volume de la Pléiade emprunté à S. — par économie de place — j’y ai lu ces mots écrits de ma main : offert par Romain le 22.04.78. J’ai sursauté de savoir que ledit cadeau avait déjà six ans…)

 

 

Jacques-Emile Blanche (1861-1942), Portrait de Marcel Proust, 1892, 73,5 x 60,5 cm © Internet

Jacques-Emile Blanche (1861-1942), Portrait de Marcel Proust, 1892, 73,5 x 60,5 cm © Internet

Je ne comprendrai jamais l’opération selon laquelle je vis réellement dédoublé, cette année. C’est une expérience à la limite de la schizophrénie. Je suis tout autre, ici. Je me métamorphose si complètement que ce n’est pas la même façon de sentir son corps, de marcher, de rire, de parler — même, je crois, le regard que je porte et sur les choses et sur autrui ne filtre pas de la même manière à travers les paupières, lesquelles n’ont pas le même poids, sont plus lourdes et bien plus fixes… J’assure que cela est vrai, mais je n’en connais pas les raisons. Sans doute est-ce une peur très forte de voir menacer son moi véritable. Peur qu’on le brise. — Qui me fait marcher, vivre, parler différemment… (Cela, peut-être qu’aussi l’uniforme, la « marche au pas » y concourent, dans un indéniable conditionnement qui fait que l’on surveille de très près une attitude — interdictions de mettre les mains dans ses poches, de ne pas sortir couvert, d’avoir le col ouvert, etc.)

 

Tout ceci écrit, je vais dormir pour être à peu près frais et dispos demain matin. Vont commencer onze jours — d’une longueur à l’avance éprouvante… où je vais compter jusqu’aux heures, en attendant le 24 mai.

Ecrire et lire seront mes seuls moyens de tenir.

 

A bientôt donc.

 

 

 

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