855 - Pages choisies : Mathieu Riboulet, Mère Biscuit
de Mathieu RIBOULET, Mère Biscuit, © Maurice Nadeau, 1999 :
C'est toujours l'envie de la dissolution qui me vient de partager le sort du comprimé effervescent qui doucement se délite, semble vouloir amasser un instant ses particules bondissantes sur les rebords du verre, puis abandonne la partie, rendant grâce à l'eau plate de l'avoir accueilli en se troublant à peine. Le calme, ai-je déjà dit, qu'enfin je puisse réfléchir, laisser venir les envies, parler les gens et les événements survenir, toutes choses qui ordinairement me sont refusées par l'agitation générale. M'asseoir en face de Marie-Louise et ne nous parler qu'à toutes fins utiles, c'est-à-dire sans doute n'échangeant que quelques phrases, mais en en pesant chaque terme, en en méditant chaque écho. Ou comme j'aurais voulu découvrir mon cadavre dans la glace, petit à petit, seul à seul, quand tant d'autres avec moi l'ont vu se dessiner en l'appelant fatigue. Nous sommes d'entre les morts, Marie-Louise et moi, à ceci près que je suis encore vivant et elle déjà morte — à moins que ce ne soit le contraire ; un épisode m'aurait alors échappé, mais ce ne serait pas le premier. Le couvercle est bien refermé. Nous sommes absolument seuls. Et je goûte, pour la première fois de ma vie, la désolation d'un vrai silence de mort. (p. 13)
Je touchai enfin au but du périple et m'assis aussitôt, tournant le dos à ces dames. Je crus alors Marie-Louise morte. Impeccablement allongée, les yeux enfin immobiles sous des paupières closes, les mains sur le drap, croisées sur sa poitrine, l'oreiller à peine froissé, sur la table de nuit une rose solitaire, délicate et jaune. Une infirmière attentionnée avait dû veiller à ce que son repos fût digne, entouré de ce qu'il fallait de calme, afin que nul ne pût dire qu'elle avait été délaissée. Puis je perçus une esquisse de souffle, venu de très loin, profond et reposé, destiné semble-t-il à maintenir un foyer de vie au centre de ce corps qui par ailleurs lentement s'immobilisait, s'entraînait au néant, en vue d'accomplir une tâche imprécise pour l'entendement mais sans doute prévue de longue date par l'enchaînement biologique des faits. Je restai un long moment confiné dans la même immobilité qu'elle, assistant à l'échange de nos constats d'impuissance respectifs, et sortis à reculons, persuadé que je ne la reverrais pas vivante. Mais, comme il a été dit ailleurs, la mort d'un homme est une chose laborieuse, parfois infiniment plus longue à advenir qu'on ne le pense généralement. (p. 34)
Oui, la mort d'un homme est laborieuse, c'est bien le moins qu'on puisse faire, parvenu à cet horizon, que de tenter de s'y attarder quelque peu. Même s'il lui restait quelques mois ou quelques années à vivre, Marie-Louise était entrée dans les prémices de la grande affaire. Pour ce faire elle prit huit longues semaines de profonde immobilité parcourues de rares stries d'activité. De mon observatoire de mort-vivant où tout fonctionnait au ralenti, où je goûtais des prémices d'un autre genre mais néanmoins sœurs des siennes, je ne pris pas l'exacte mesure de cette cérémonie qu'elle célébrait seule, là-haut à Saint-Yrieix. J'expérimentais doublement qu'on ne partage ni même ne comprend jamais la douleur des autres, que l'on peut tout au plus l'accompagner, parfois n'en être que le témoin démuni, mais que cette situation, parce qu'elle est la seule possible, se doit d'être vécue pleinement. (pp. 37-38)
Aujourd'hui que j'ai opéré certain rapprochement, que certaine évidence m'a sauté aux yeux, je suis naturellement tenté de faire un lien entre l'incendie et Marie-Louise nous surprenant, Antoine et moi, ce qui témoigne de la représentation très orgueilleuse que je me fais de cet événement somme toute banal. Il est vrai qu'à tourner autour de lui des années durant, en rêve avant, en souvenir après qu'il a eu lieu, j'ai perdu toute mesure. Pourquoi suis-je tombé amoureux d'Antoine au premier coup d'œil, mes onze ans, nos onze ans, ne changeant rien à l'affaire, d'un amour que le désir très tôt irrigua, dès qu'il eut droit de cité, c'est-à-dire du jour d'août finissant où je vis un des garçons de ferme de Marie-Louise sortir parfaitement nu d'un étang voisin où il s'était débarrassé de la sueur des champs et venir s'asseoir à mes côtés, à peine rhabillé, ruisselant, souriant doucement, tandis qu'anéanti de découvrir que la perfection était de ce monde j'aurais vendu père et mère pour qu'il me prît dans ses bras. Y eût-il d'ailleurs songé qu'hélas mes treize ans l'en eussent dissuadé ; j'appris là que l'amour n'était pas une condition du désir. Mais pourquoi Antoine qui précisément n'était pas à même de m'aimer ? Où va l'argent ? D'où viennent les puces ? s'interrogeait Marie-Louise chaque fois que le nombre d'inconnues des équations qui lui tombaient sur la tête dépassait sa capacité d'analyse.
C'est peut-être à cela qu'elle pense, allongée immobile avec pour toute compagnie moi muet, allongé immobile également. A d'où viennent les puces. Il faut un grand repos pour penser à ces choses ; un calme souverain pour envisager l'insoluble. Ou bien elle songe à ce petit cantonnier espagnol silencieux qui tomba amoureux d'elle et de son pays, dont le granit lui rappelait sa Galice natale, dont elle peine à évoquer les traits, à cet amant qu'elle prit ensuite, le blond des heures noires, l'Allemand que d'aucuns lui reprochèrent aigrement, à ses vitupérations légendaires contre les gamins qui la houspillaient, ou bien encore à Antoine et moi, treize ans, étouffant de rire la bouche pleine de biscuits Mizoule un jour de février où sous nos yeux elle s'était étalée sur une plaque de verglas en nous maudissant comme si nous y étions pour quoi que ce soit, seize ans, s'essayant à pêcher vainement la truite en eau vive sous une bruine de fines railleries, puis dix-huit, vingt, vingtd-eux ans et l'orme, le Brulady, l'étreinte et l'incendie, cet incendie qu'elle n'a pas forcément allumé.
Marie-Louise savait sans savoir que j'étais porté sur ses garçons de ferme, seuls éléments masculins renouvelés, désirables et régulièrement consentants à des kilomètres à la ronde. Entre quinze et vingt ans j'en avais fait tomber plus d'un dans mon escarcelle de bon élève un peu effacé — l'air timide plaît et rassure, dame le pion du jeune âge qui parfois décourage les bonnes volontés en agitant le spectre de la légalité, heureusement pour moi. Mais Antoine c'était différent, son bon sens et sa finesse lui disaient qu'avec lui je quittais la simple sphère de la mécanique des corps pour rejoindre l'amour fou, hébété, aveugle, absolu. Mes amours quasi ancillaires avec ses hommes de peine, pourvu qu'elles ne fussent pas nommées, s'accordaient à mon statut d'orphelin de fait, mais d'instinct elle ne pouvait supporter qu'Antoine en fût l'objet, avec le risque de prosélytisme qu'elle leur soupçonnait et la possibilité de déflagration générale qu'une telle force d'amour recelait. Alors dans le tumulte qu'avait provoqué l'incendie elle me chassa, à voix basse, glaciale de peur d'elle-même et de colère : « Laisse mon Antoine tranquille. »
A ce moment-là c'était bien la Mère Biscuit qui parlait, reléguant Marie-Louise au musée des bontés doucereuses. C'était la Mère Biscuit qui s'emportait contre les mômes, harcelait ses employés, accumulait de la rancune cartonneuse comme ses biscuits, de la rancune Mizoule. Une véritable scansion de tragédie où les pauses se marquent aux articulations les plus inattendues de l'exhortation pour mieux souligner l'impérieuse nécessité de s'y conformer rigoureusement : « Laisse mon-Antoine-tranquille. » Mais c'était Médée qui serrait les dents au sein des gerbes de flammes dévorant la moisson, la douleur d'Hécube qui parvenait à mes oreilles, les mots de Jérémie qui résonnaient en moi : «Vous passerez au répertoire des imprécations, vous ne reverrez plus ce lieu. »
Quelque chose du reste m'avait déjà prévenu que je n'avais rien de mieux à faire. Sans y avoir été conduit par aucun raisonnement, j'étais déjà empli de la certitude que cette première fois serait la seule et que mes cliques et mes claques me seraient de plus précieuses alliées que le murmure des eaux ou le silence du granit. Alors je biaisai, m'esquivai en silence, filai comme une anguille sans plus regarder Marie-Louise qui en un instant était devenue autre, rendis de multiples services aux combattants du feu plus ou moins volontaires, allai jusqu'à Antoine pour lire dans ses yeux ce que j'avais commencé à comprendre en desserrant mon étreinte quelques heures plus tôt, à savoir que cet acte d'amour fougueux et entier, bien qu'absolument non partagé, ou plutôt partagé pour de très dissemblables motifs, marquait la fin de notre amitié mais sûrement pas le début d'un quelconque amour, puis rentrai et pris quelques dispositions afin de quitter sans trop d'encombre ce vert paradis de mes amours enfantines et sa bonne sorcière. Lesquels sortirent de ma vie pour quinze ans.
La violence chimique de la thérapeutique anticancéreuse est telle qu'à peine trois heures après les premières injections le sentiment dominant est qu'on n'a jamais été bien portant. Celui que j'étais jusqu'ici, ce matin même encore, ces rires, ces envies, ces possibilités illimitées offertes par le corps, la liberté absolue de l'esprit, tout ce maillage dont nous pensons qu'il est la vie, sont relégués non pas dans un passé qui soudain semblerait lointain mais au rang des illusions, voire des utopies les plus folles. Se confirmait dans mon esprit, ou ce qu'il en restait, en ces jours de stupeur, qu'on ne se familiarise pas avec l'éprouvant au fur et à mesure d'une progression qu'on souhaiterait régulière et tendue vers un but, vers l'acquisition d'une certitude, mais qu'on est soudain envahi d'un savoir vieux de plusieurs centaines d'années. Au jour du garçon sortant nu de l'étang je sus que j'attendais cette révélation depuis toujours, au son de la voix du médecin au téléphone qu'au jour de ma naissance j'avais commencé à mijoter un petit cancer, aux premiers cheveux tombés que j'avais toujours été chauve. Ainsi va la cueillette des fleurs de la paramnésie, violemment apaisante. Toute la fébrilité due à l'attente d'être, en quelque sorte, fixé sur son sort, disparaît. On est alors de plain-pied avec la bête, quelle qu'elle soit, et rien de ce qui n'a pas trait au face-à-face n'a réellement droit de cité. Les urgences sont sagement repoussées à la lisière du monde, écoutées mais tenues à distance, et la périphérie puis le centre sont tout entiers consacrés au silence, à la suspension vaguement aquatique des choses, à l'inextinguible soif de calme, désir d'ordonnancement du désordre des jours dilués dans les vapeurs de la bonne santé. (pp. 45-50)
« Ah ! mon pauvre Paulo. » Elle me fixait avec une intensité certaine, qu’à nouveau je chargeai d'une signification dont elle était sans nul doute dépourvue, d'une volonté de m'appréhender tout entier d'un coup d'œil, de me jauger, c'est-à-dire moi et ma ribambelle de sens, la huche, les biscuits. Antoine, les rires d'enfants, la nuit de l'incendie, mon récent retour, des odeurs, des frissons, que sais-je encore. Mais ce regard avait quelque chose d'inquiétant tant il apparaissait clairement qu'à tout instant il menaçait de lui échapper pour aller se perdre dans des rêveries stricto sensu inconcevables. Sa maladie avait ceci de commun avec la mienne qu'elle lui permettait dans des temps simultanés d'être là et de n'y être pas, et de laisser aux bien-portants les tracas inhérents au déroulement des temps successifs. Mais la comparaison s'arrête là, j'ai même presque honte de l'avoir avancée, d'y avoir si souvent songé tout au long de ces mois de mort, tant sa douleur aujourd'hui exprimée me semble, elle, incomparable à la mienne. Car si la chimiothérapie avait ouvert sous mes pas une vaste parenthèse qui m'avait retiré de la succession pour m'immerger dans la simultanéité, elle me maintenait en action en faisant planer un doute léger mais récurrent sur le lieu et l'heure où la parenthèse se refermerait. Rien de tel pour Marie-Louise, dont le retour à la succession des temps était intermittent, aléatoire, tari, bientôt asséché. Les joies promises, annoncées, de la quatrième dimension étaient maintenant à sa portée.
Elle me trouva bonne mine ! « Tu n'avais pas une barbe la dernière fois que je t'ai vu ? », s'enquit-elle. « Oui, Marie-Louise, et j'avais même des cheveux ! » Je ne crois pas que le comique piquant de ce petit dialogue l'ait effleurée ; à moi il fit le plus grand bien. Je crus alors qu'une conversation, même floue, allait pouvoir se dérouler où nous tairions nos maux, où ne s'infiltrerait plus aucune rumeur du monde, où nous avancerions apaisés, escortés d'un silence à faire pâlir nos ennuis. Pauvre Paul ! (pp. 91-92)
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Prendre dates. Paris 6 janvier - 14 janvier 2015 de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet
Réalisation Sophie-Aude Picon D'après la mise en scène de Delphine Ciavaldini Avec Serge Renko et Marc Citti En mémoire de l'écrivain Mathieu Riboulet, mort le 5 février 2018, nous donnerons ...
Du même auteur :
Mathieu RIBOULET, les Ames inachevées, Gallimard, “Haute enfance”, 2004.
Mathieu RIBOULET, les Ames inachevées, Gallimard, “Haute enfance”, 2004 [autres extraits].
Mathieu RIBOULET, Avec Bastien, Verdier, 2010.