868 - Pages choisies

Publié le par 1rΩm1

 

de Mathieu Riboulet, in les Chemins égarés [sous-titré : Géographie sociale des lieux de sexualité entre hommes] par Amélie Landry, Editions le bec en l’air, 2017, pp. 142-143 :

 

868 - Pages choisies

Ce qui compte c'est franchir le premier interdit, qu'on s'est soi-même posé plus souvent qu'on ne pense. L'usage banal, impensé ou presque, qui réserve la nature à la fornication des bêtes et la chambre à celle des hommes, doit être contourné, subverti. Non par perversité ou par dépravation innée, simple­ment parce que de très longs temps d'histoire nous ont façonnés tels que nous n'avons pas eu d'autres lieux que le bois, la tanière ou le porche pour consommer cela qui nous agite tant (tous autant que nous sommes, les bien-pensants compris), ce besoin récurrent de se ficher en l'autre, de le ficher en nous, quels que soient la manière, le lieu et le moment.

 

Alors pendant des siècles nous avons fait cela, nous nous sommes désirés, aimés, pris et dépris dans les coins les plus sombres qui s'offraient à nos corps, dans des replis herbeux, le dos à des écorces, le ventre tout incrusté de feuilles, parfois de sable. Nous avons pris le pli, fini par rechercher pour en goûter les charmes ces endroits désignés par la relégation. Persisté dans nos goûts, affirmé nos envies. Nous tous, non, c'est certain, parce que c'est épuisant, mais certains d'entre nous, héritiers affranchis d'une lignée proscrite. Maintenant que l'étau s'est un peu desserré, nous pressentons parfois ce qui se joue pour nous, encore, dans ces lieux-là, et qui est très ancien, qui est très archaïque, fait frissonner souvent, et distille à nos sens l'âcre parfum, musqué, de mythes entêtants.

 

Tout nous pousse pourtant à oublier les mythes, à moquer les emblèmes, à effacer les traces. Le siècle précédent, ici, s'est terminé, pour nous, dans le repli. La maladie fameuse a bien failli alors, mieux que les bien-pensants hostiles, acrimonieux, avoir raison de nous, en nous privant de forces elle a vidé les lieux où nous nous retrouvions à la tombée du jour pour nous étreindre et jouir sans songer un instant à la dépense en sueur, à la dépense en foutre, à la mort souveraine, souriante, indestructible qui attendait son heure, un fin sourire aux lèvres. Nous avons eu besoin de nous protéger tous, nous avons eu besoin de trouver des abris, et nous avons donné licence au dieu commerce qui nous a accueillis, choyés, délivrés de nos peurs contre rétribution. Fatigués, consentants, nous avons envahi les backrooms, les saunas, les dance floors et les caves, sans bien voir le détail de la contrepartie : payez donc pour baiser entre vous dans des lieux prévus à cet effet, et pendant ce temps-là nous fermerons les squares à la tombée du jour, aménagerons les quais, inonderons de lumière les recoins de la ville où vous vous faufilez, enverrons la police pour aiguiser vos nerfs, prendrons des arrêtés, patrouillerons, protégerons les enfants et les faibles des tentations mielleuses dont vous leur suggérez l'existence clandestine. À défaut de pouvoir vous interdire tout court.

 

 

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