872 - En lombardes (versales ou tourneures) (XVII)
En lombardes (versales ou tourneures)
Paris-Milan-Turin-Milan-Paris
(21 avril – 5 mai 2018)
XVII
4 mai [suite]
Après-midi
Je vais avoir dix minutes de retard (du fait de la grève conjuguée de la RATP et de la SNCF) : j’en préviens N***…
Il me répond qu’il sera lui aussi en retard.
Le contraire — j’en souris — m’aurait étonné…
Je l’attends au soleil dans un fauteuil près du bassin du Jardin du Luxembourg.
Je le vois survenir et me porte vers lui.
Nous nous installons à l’ombre sous les arbres puisque, me dit-il, il n’a pas pris ses lunettes de soleil.
Comme je lui demande — paroles d’usage — comment il va, il m’explique être rongé de mycose et d’eczéma.
Il enchaîne par une narration, où il est question du sauvetage d’un pigeon trouvé blessé, qu’il a pris en pitié et recueilli chez lui jusqu’à ce que le volatile se porte mieux. Le pigeon s’est attaché à son sauveteur — et refuse, depuis, de quitter le studio de N***, qui pas eu le cœur de le rendre à son milieu naturel.
(Alors qu’il me raconte cela, le souvenir de vers de Baudelaire me traverse fugitivement l’esprit, et ce, non sans à propos, car, en même temps que j’aime cette sollicitude, elle me navre pour ce que j’entrevois d’un soin mal donné — qui se retourne contre le donneur :
Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d’une rue égarée,
Et la tête et l’œil bas, comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,
Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d’ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a, par un soir d’hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.)
Avec sa verve coutumière, il me portraiture son nouveau compagnon comme le plus laid des pigeons — et me montre sur son portable des photos de l’animal. De fait, la bête est laide, mais elle est peut-être tout simplement mal en point.
Mémère, naturellement, se montre jalouse.
Peut-être — c’est N*** qui le dit d’ailleurs avant que cela m’ait entièrement illuminé l’esprit — les dermatoses dont il souffre sont-elles dues aux fientes de l’animal.
Il me raconte être allé récemment en Israël pour quelque bar-mitsva [celle d’un neveu ?].
Il s’est alors fâché avec sa sœur : Abraham, selon elle, aurait eu une existence historique attestée.
Ce qu’il me rapporte de leur querelle a tout de deux susceptibilités qui se frottent et s'exaspèrent, N*** en demeurant quoi qu’il en soit encore tout irrité (« elle est folle ! elle est folle ! » s’exclame-t-il en bouclant son récit).
J’évoque le saint suaire de Turin, dont des expertises scientifiques attestent qu’en aucun cas il n’a pu envelopper le Christ : comment, cependant, faire entendre raison à une foi qui s’exacerbe ?
Il a tout le temps plu lors de son séjour. Il est revenu avec une crève carabinée. Je lui retrace alors en quelques phrases mon séjour en Andalousie.
N*** se montre sévère avec le sionisme — mais, tout autant, avec Duncan, qu’il traite de crétin : il n’a pas tort évidemment ; mais être antisioniste, anti-israélien, voire “anti-judaïque” en d’autres temps, ne signifie pas être antisémite ; et, si je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas dans la tête de Duncan un peu de confusion, son « antisémitisme », celui d’un Américain pris dans une sorte de complainte caricaturalement rôdée contre les « lobbies juifs », m’évoque toujours un peu celui dont on pourrait taxer Khadija lorsqu’elle parle d’Israël, même si c’est pour de tout autres raisons (celles du sort des Arabes en terre de Palestine), autrement plus conséquentes : je ne mettrais pas davantage aux prises de N*** certains propos tenus par la très chère Khadija, et je me trouve en terrain un peu trop découvert à défendre malgré tout le très cher « crétin » qu’est Duncan, dont je précise n’avoir aucune nouvelle — ce qui ne laisse pas de m’irriter par courtes bouffées et me permet au moins d’éluder le sujet…
A Tel-Aviv il a rencontré un garçon, dont il me fait l’éloge, qui avait sur le bras un rhinocéros tatoué, en référence à Ionesco et à l’encontre de Benyamin Netanyahou, puisque en protestation contre les excès autoritaires et nationalistes du leader de la droite israélienne…
À qui, dans l'avion du retour, lui vante la vie de famille, N*** rétorque, avec l’humour qui le caractérise, que ses parents n’ont plus de vie sexuelle depuis fort longtemps, son père ayant pourtant tout essayé : gingembre, viagra...
Puisque nous en sommes tout près et pour me croire encore en Italie et la partager un peu avec lui, je lance l’idée d’aller voir l’exposition Tintoret au Musée du Luxembourg — pour laquelle je crois qu’il a la gratuité. Or, il est obligé de s’acquitter de 9 € pour entrer, et je me reproche aussitôt d’avoir eu une mauvaise initiative.
Elle se confirme en partie. Nous allons à peu près d’un même rythme, pas nécessairement intéressés par de mêmes toiles, à travers des œuvres qui montrent que l’artiste se cherche encore — loin en tout cas de la magnificence des fresques du Palais des Doges.
N*** prend quelques clichés avec son téléphone, dont l’un pour lequel il s’applique à corriger longuement la balance des blancs (si j’ai bien compris le terme technique)… (N*** est un bon photographe — Roman l’ayant incité d’ailleurs, me dira-t-il plus tard, à participer à un concours auquel il avait renoncé du fait de contraintes spécifiques [j’ai oublié depuis lesquelles] qui lui avaient déplu.)
Je fais tout de même ma moisson, pas nécessairement chez le Tintoret.
[attribué à] Johann Stephan von Calcar, Portrait de gentilhomme ou le Gentilhomme à l’épée, vers 1540
Peintre nordique travaillant à Venise dans l’atelier de Tintoret, la Mort d’Adonis, vers 1550-1555
Le format n’en est pas usuel, et je rate ma prise de Esther devant Assuérus (vu frontalement, lui, rate d'ailleurs quelque peu son effet, alors qu'accroché en hauteur et dans tout son déploiement il en impose au spectateur).
* * *
Sortis du musée, nous passons rue Férou devant “Le Bateau ivre” — que je lui désigne.
Je veux lui montrer les fresques de Delacroix à Saint-Sulpice, enfin rénovées. Il en ressort presque aussitôt, avec beaucoup de brusquerie, arguant ensuite avoir eu sa dose d’images religieuses en de trop brefs moments pour en amortir l'effet indésiré.
Je le rejoins bientôt. Il propose un verre. Il a repéré une terrasse au soleil, dont j’ai vu que ce n’était pas un bar, mais un salon de thé. Or, j’ai envie d’une bière. Or, il m’explique sa frustration de ne plus pouvoir boire d’alcool — du fait du régime alimentaire sévère auquel il s’astreint afin de réduite son taux d’acide urique. Or, je ne vois pas pourquoi je devrais prendre un thé — et, comme il appuie peu ses propos, je n’y entends qu’une injonction légère, même s’il m’a déjà dit, à plusieurs reprises, combien il trouvait pénible que Roman débarque chez lui en buvant force canettes — ce pour quoi je m’étais dit d’ailleurs que, à sa place, je m’en serais déjà largement ouvert à l’intéressé. (Plus tard, il me demandera si je veux un second verre, et heurtera son verre de jus d’orange au mien quand le serveur apportera nos consommations.)
Nous parlons de mémoire immédiate, de ces moments d’exaspération qui me saisissent lorsque j’oublie d’une poignée de secondes à l’autre, ce que je voulais entreprendre, suspendant un geste sans me remémorer pourquoi je l’avais entrepris. Lui se dit étourdi.
Nous parlons aussi politique. Je me réjouis, à ce sujet, de ce que nous ayons de mêmes agacements et visions — ce qui n’a pas toujours été le cas.
Le soleil est agréable, qui nous chauffe sur cette terrasse.
Je suggère néanmoins de marcher un peu plutôt que de céder à son invitation à un second verre (je ne veux pas qu’il croie que je trouve à sa présence un prétexte à boire, alors que lui se l’interdit). Ainsi d’ailleurs nous pourrions aller vers Bastille, ce qui me rapprocherait d’une ligne de métro que je pourrais prendre de l’autre côté de la Seine.
Il joue le guide. Et il se montre agacé quand j’exprime des doutes sur son itinéraire, qui me paraît pourtant aller dans une mauvaise direction.
Je sais néanmoins bientôt où l’on est — rue Descartes, devant la faculté de médecine — et je lui demande s’il accepte qu’on fasse un détour dans une librairie proche.
Ma demande suscite un nouvel agacement : « Je te laisse ! », me lance-t-il alors. Je proteste que je préfère marcher avec lui sur les quais de la Seine, dont nous ne sommes pas loin.
Nous allons donc, tout en devisant. Mais, à hauteur de Jussieu, il rompt en visière : nous sommes, certes, à l’intersection que j’avais évoquée, mais cette brusquerie me désarçonne un peu.
Je me rassérénerai quand je recevrai un lien numérique à propos d’un morceau de musique évoqué dans notre conversation — celui d’un morceau de piano que soit il m’avait envoyé déjà dans un de ses courriels, soit dont il avait illustré l’un de ses billets publié sur GayAttitude, je ne sais plus depuis.
Je rétorquerai par deux tableaux de Tintoret pris à Milan et Turin, et celui, du jour même, où on le voit en amorce.
Le lendemain encore, il m’enverra un SMS en me conseillant telles gélules censément réparatrices d’une mémoire défaillante…