870 - Journal d'un conscrit (28) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

 

 

870 - Journal d'un conscrit (28) [in memoriam J.-M.]

 

Lundi 14 mai

Il semble qu’on veuille bien m’épargner, cette semaine. Pour le moment, du moins. Il y a bien sûr eu cette pluie de papiers à taper sur ma machine, ce matin, mais ce n’est que routine, après tout… Seuls A*** et J*** sont partis en manœuvre. A*** a eu, à ce sujet, une réplique acerbe, m’attaquant sur mes (bien involontaires) privilèges. (Diviser pour régner, écrivait Machiavel.) Il s’est ressaisi en tout dernier lieu, et s’est excusé. Il fait ici un temps épouvantable, et il y a fort à parier qu’ils vont vivre trois jours dans la boue.

Autre privilège, inouï. C’est la « batterie d’instruction » qui, cette semaine, monte les « piquets d’incendie ». En principe, puisque c’est ma « D. O. », j’y ai systématiquement droit : je n’en reviens vraiment pas d’y couper.

Mais, bien entendu, il y a encore la part d’imprévisible. Elle peut fondre sur moi au moment où je m’y attends le moins. (Et, de toute façon, ne pas oublier la « manœuvre » de la semaine prochaine, laquelle a la réputation d’être la plus dure, entre toutes.)

 

Thierry. Le garçon dont je t’ai parlé, avec lequel j’ai eu ce projet un peu fou de “prendre” une chambre… Nous avons bavardé à midi, amicalement. Je remets à sa juste place l’investissement affectif éprouvé à son endroit. Cela n’a rien d’un « transfert » amoureux — et je ne crois pas, de toute manière, que l’amour puisse avoir cours entre ces murs, par nature désolés.

La rectification m’est presque agréable : les difficultés, obstacles auraient été par trop éprouvants, s’il y avait eu quelque passion naissante me relevant de Jean-Paul (par exemple) pour un autre “affolement”.

C’est donc amicalement que nous avons bavardé. J’en ai conçu beaucoup de quiétude. Je l’aime décidément bien, mais « bien aimer » n’est pas assez pour aimer tout court. A la ligne, de nouveau — donc.

Je lui ai proposé de travailler ensemble ce soir. Mais je ne suis pas parvenu à le trouver après dîner. Je suis donc allé, seul, au « B.P.S.R. » pour étudier. J’ai achevé la partie « prononciation » de ma Grammaire élémentaire de l’ancien français et traduit une page pleine de Women in love de D.-H. Lawrence. Tout cela n’est pas inutile, je pense, même si cela, tous comptes faits, ne représente guère qu’une heure et quart de boulot réel. C’est toujours cela de “luxueux”, dans ce contexte.

Le projet de chambre à deux ne me semble plus guère qu’une “rêverie érotique”, même si cela présenterait de réels avantages de pouvoir s’isoler et goûter une paix quotidienne dans un endroit tranquille. Je trouve, de toute façon, Thierry bien trop tiède pour mettre sur pied un plan de “conquête” de ces avantages-là. Tout faire par moi-même reviendrait à le forcer à adopter une communauté de biens et d’esprit, et j’aurais alors trop peur de voir naître rapidement des tensions à propos de riens.

Bref, s’il n’en reparle pas, je ferai silence là-dessus. Et je comprends également qu’il ait quelques scrupules à — comme il me l’a dit — déserter une chambre que trois compagnons seulement rendaient très vivable — et même agréable.

 

(Interrompu à cet endroit de ma lettre par Thierry lui-même. Forme de politesse comme une autre : il n’avait pas envie de travailler, mais est venu tout de même, sur le tard.

Nous avons bavardé. De Rimbaud en particulier — car il habite Charleville —, et de littérature en général. Parenthèses — dans un milieu accablant de bêtise.)

 

 

Mardi 15 mai

Ce soir, je sors. Contentement d’être en civil. J’attends Thierry et Pascal. L’on travaillera demain (quant à moi, j’ai volé plus d’une heure d’ancien français au bureau, cet après-midi)… peut-être… car il semble que je sois le seul “courageux” !

Il n’y a rien à dire, ce soir, que cette perspective-là : être dehors. C’est le but poursuivi depuis toujours, le seul qui nous travaille — depuis qu’un certain jour sur nous des grilles se sont fermées.

Je te donne la meilleure part de cette échappée-ci.

 

 

Vendredi 18 mai

L’on ne connaît plus ici que l’affolement général. Le « contrôle aptitude manœuvres » de la semaine prochaine a déjà des couleurs de stress et de pénibilité extrêmes. Cette ambiance, et c’est peu dire, met tout le monde à cran. Du côté des militaires « de carrière », c’est la folie totale. Tous les personnels participant à ladite réjouissance sont bloqués ce week-end, ce qui doit représenter plus des trois quarts des effectifs.  Je suis assez content, en fait que ma semaine de « D. O. » soit tombée cette semaine-ci, par une heureuse coïncidence. (Autre sujet de contentement, dans ce contexte : ma « permission Faculté » pour les 6 et 7 juin a été, sans problème, signée par le lieutenant ; reste qu’elle doit monter encore les échelons, divers, de l’administration et de la hiérarchie…)

Tout cela rend particulièrement sensible à l’ambiance générale. Si bien que je crois plus prudent de ne pas trop développer ici tout ceci. Cela risquerait de basculer dans la “dysphorie”, en effet.

 

Je n’aurai certainement guère le temps d’écrire la semaine prochaine — et n’aurai, de toute façon, aucune possibilité de mettre à la poste un quelconque courrier. Je préfère, en conséquence, achever ici.

J’espère bientôt te revoir. D’ici là, reçois mes amitiés. Je renouvellerai, plus tard, mes écritures.

 

Romain

 

 

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