874 - Prolégomènes à toute belgitude future (1)
Prolégomènes à toute belgitude future
(Metz - Paris - ****)
(22 juillet - 12 août 2018)
I
[Courriel adressé à Aymeric le 24 juillet :]
Bonjour Aymeric,
J’ai pensé à toi dimanche [22 juillet] en déambulant à Pompidou-Metz dans l’exposition, non pas celle consacrée aux couples d’artistes de la première moitié du XXe siècle,
mais celle autour de l’usage (ou non) de la couleur dans la peinture moderne (qui s’achevait d’ailleurs le jour même) [me rappelant en effet une exposition parcourue au Musée Maillol, une autre, au Grand Palais].
Nicolas de Staël (1914-1955), les Musiciens, souvenir de Sidney Bechet, 1953, huile sur toile, 161,9 x 114,2 cm, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
František Kupka (1871-1957), Conte de pistils et d’étamines n°1, 1919-1923, huile sur toile, 85 x 73 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
* * *
La journée avait bien commencé.
J’ai d’abord covoituré le matin jusqu’au Luxembourg un couple de jeunes gens, lui et elle Libanais, en France parce que sélectionnés par l’Université de **** sur un projet de marketing dont je n’ai pas entièrement saisi les tenants et aboutissants, ce qui a permis, tout en discutant, un agréable trajet.
J’ai fait ensuite quelques courses avantageuses au Luxembourg, tout en recomplétant le réservoir de ma voiture, le gazole étant trente centimes moins cher qu’en France, en achetant du tabac pour ma sœur ; j’ai déjeuné sur place et me suis en route en imaginant que je pourrais stationner assez facilement non loin du centre Pompidou [à Metz], puisque l’on était dimanche.
De fait, mais au dernier instant, j’ai aperçu une place libre sur un parking tout proche et ai tourné un peu court (et un peu vite) sans voir d’abord un rebord de trottoir assez haut que la voiture a heurté un peu violemment du côté passager. Mais j’étais garé — et près, ce qui, sur l’instant, m’a paru l’essentiel.
Quoique pas très grande et sans surprise véritable ni très achalandée en œuvres, l’exposition sur les couleurs m’a plu
Vassily Kandinsky (1866-1944), Bleu de ciel, 1940, huile sur toile, 100 x 73 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
Simon Hantaï (1922-2008), Meun, 1968, huile sur toile, 233 x 182 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
— et celle sur les couples, riche au contraire en productions de divers horizons, plus encore (j’y retournerai peut-être).
Théo van Doesburg, Portrait de Pétro (Nelly van Doesburg), de profil, vers 1922, Huile sur carton monté sur panneau, Leyde, Museum De Lakenhal
Hans Arp, Tänzerin (Danseuse), 1925, Huile sur bois découpé et collé, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
Sophie Taeuber-Arp, Bar Aubette (reconstruction), 1926-1928/ 1998, Bois, MDF, peinture, Zürich, Museum Haus Konstrucktiv [reconstitution de la maquette originale]
Eileen Gray, Coiffeuse-paravent, 1926-1929, Structure en bois peint et habillée de feuille d’aluminium ; Miroir, étagères en verre, tiroirs mobiles et pivotants garnis de liège, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
Robert Delaunay, Délires. Alchimie du verbe, AEIOU. Recherche calligraphique aquarellée à partir d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud, vers 1914-1916. Aquarelle sur papier. Paris, Bibliothèque nationale de France. Département des Estampes et de la Photographie.
Sonia Delaunay, Robe poème “Oublions les oiseaux, les étoiles…”, 1922, Crayon et aquarelle sur papier, 28,5 x 18,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France. Département des Estampes et de la Photographie.
Sonia Delaunay, Prismes électriques, 1914, Huile sur toile, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
Arpad Szenes, Autoportrait bleu, 1930, Huile sur toile, Lisbonne, Fundaçãon Szenes-Vieira da Silva
Maria Helena Vieira da Silva, Composition 55, 1955, Huile sur toile
Anni Albers, Memo [Mémo], 1958, Laine, Washington, DC, Hirshhorn Museum and Sculpture Garde – Smithsonian Institution
Oskar Kokoschka, Eventails pour Alma Mahler, 1912, Plumes à l’encre noire et aquarelle sur cuir de chèvre non tanné, montés sur ébène, Hambourg, MKG – Museum für Kunst und Gewerbe Hamburg
Gustav Klimt, Dessin préparatoire à Die Erwartung (l’Attente) pour la mosaïque murale de la salle à manger du palais Stoclet à Bruxelles, 1908-1910. Héliogravure tirée du portfolio Gustav Klimt. Eine Nachlese, Vienne, Gustav Klimt/ Wien 1900 Foundation.
Gustav Klimt, Dessin préparatoire à Die Erfüllung (l’Accomplissement) pour la mosaïque murale de la salle à manger du palais Stoclet à Bruxelles, 1908-1910. Héliogravure tirée du portfolio Gustav Klimt. Eine Nachlese, Vienne, Gustav Klimt/ Wien 1900 Foundation.
Max Ernst, Capricorne, 1948/ 1964, Bronze ex. 3/5, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
[ajout du 17 septembre :] La littérature murale abonde, qui accompagne le regardeur et l’informe, à l’aide de courtes biographies, des circonstances à l’origine des rencontres et des œuvres.
Leonora Carrington et Max Ernst, la Rencontre, vers 1939, Huile sur toile, Chicago, collection particulière
Cela se conçoit plutôt bien : sans elles, on ne saurait guère des échanges, collaborations, correspondances, coups de foudre, désamours, émulations, concurrences, déplacements, translations, rotations, désertions, ni même, assez souvent, des relations déséquilibrées au sein des couples d’artistes, telles, exemplairement, celles entre Alma et Gustav Mahler, entre autre variabilité géométrique humaine ou créatrice, dont, depuis, j’ai tout oublié d’ailleurs ou presque — jusqu’à certains noms d’hommes et de femmes.
Je me fais chapitrer par un gardien pour avoir pris un cliché du couple de danseurs amusant et coloré de Lavinia Schulz et Walter Holdt qui accueille le visiteur au premier niveau.
Je n’avais — naturellement — pas vu cette défense de photographier certaines œuvres indiquée par le cartouche habituel d’un logo représentant un appareil photographique barré d’un trait rouge, et je remets à plus tard le soin de trouver des reproductions sur Internet des toiles qui ont interpellé mon œil, afin de n’être pas remis en place à nouveau. Parmi celles-ci, ces peintures de la salle consacrée à Marianne von Werefkin (et Vassily Kandinsky).
Vassily Kandinsky, Improvisation III, 1909, Huile sur toile, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
Parmi toutes, les amours homosexuelles et lesbiennes ne sont pas en reste.
Et un mouvement de reconnaissance emporte et soulève envers ces « libérateurs de l’amour » des siècles derniers — quand bien même l’exposition se cantonne aux artistes de la première moitié du précédent, les surréalistes ayant peut-être, il est vrai, donné un dernier coup de pouce ou de fronde à l’émancipation des esprits et des corps — auxquels l’on doit une fière chandelle, dans tous les sens, dénotations, connotations et locutions attachés à cet objet magrittéen qui, de ses lumières, peut percer opportunément la nuit…]
* * *
A la sortie, un jeune homme a voulu me proposer un sondage, et je me suis laissé interroger, chacun commentant l’une ou l’autre des questions, ce qui était intéressant — et sympathique.
* * *
En redémarrant la voiture, j’ai compris immédiatement que le pneu avant droit avait éclaté. Je me suis donc garé quelques dizaines de mètres plus loin, afin de remplacer le pneu par la roue de secours.
A partir de là, tout est devenu drolatique, mais en ressortissant tout de même à ce que Vladimir Jankélévitch aurait nommé micro-aventure ou aventure minute, non sans rapport avec le précepte, néanmoins rarement illustré, que l’aventure est au coin de la rue.
Au coin de l’immeuble, en vérité. Car, tout proche d’un quartier né il y a peu dans ce qui naguère était une friche industrielle et qui prétend dorénavant à la plus haute modernitude et prétentieusement baptisé “Muse”, se trouvent encore des immeubles défraîchis en béton armé qu’habitent des immigrés et autres populations défavorisées.
Ma déconvenue n’est pas passée inaperçue, et bientôt un quinquagénaire que je suppose roumain s’est mêlé, sans que je le lui aie demandé, de m’aider.
Il s’est trouvé tout d’abord que je n’arrivais absolument pas à extraire la roue de secours — une galette bien moins large qu’une roue normale — rangée sous des paquets astucieusement [disposés] contenant divers instruments de secours. Mon interlocuteur — si l’on peut dire car son français s’est avéré on ne peut plus rudimentaire, sauf en tout dernier lieu —, quittant son rôle de mouche du coche et se proposant de la sortir, n’y est pas davantage parvenu.
C’est alors qu’une comparse venant du trottoir d’en face (trois générations y étaient représentées, une vieille femme, une beaucoup plus jeune, deux enfants, dont l’un avec une aimable tête de tête à claques aux joues joufflues — le reste de son petit corps n’étant pas moins adipeux — et aux airs ironiques et suffisants flairant par avance quelque bon coup paternel) se penchant sur le coffre a, en un tour de main, avec goguenardise, retiré la goupille qui maintenait la roue bloquée, ce qui m’a bien amusé et que j’ai traduit par un pouce levé en hommage à son astuce féminine.
Sous la roue ou dans les paquets bien ordonnés dormaient un cric, un gonfleur, une clé et quelques autres outils de première nécessité, et, alors que j’entendais soulever la voiture, mon fier à bras a voulu se substituer à moi. Résigné, je l’ai laissé faire. Comme, la roue soulevée, celle-ci tournait en l’air alors qu’il voulait déboulonner les écrous, je lui ai fait comprendre que ce serait plus évident la roue au sol. Mais, la roue redescendue, il n’y parvenait pas. Aussi a-t-il interpellé des Africains qui se tenaient non loin mais à distance — lesquels, non sans quelque réticence, se sont indolemment mis de la partie, — mais auxquels, se relayant, tout a mieux réussi. Voulant remonter le châssis de la voiture, ils s’y sont, en revanche, plutôt mal pris, le cric s’étalant tout à coup sur le bitume.
Un souvenir brusque d’encoches m’est revenu, que je leur ai désignées, et les opérations se sont poursuivies jusqu’à l’installation de la roue de substitution, dont le serrage des écrous, malgré les efforts conjugués des uns et des autres, n’est pas parvenu à lui donner une stabilité absolue. Mon idée, dans tous les cas, était de m’éloigner pour me garer ailleurs, dans un endroit non payant la semaine, quitte à rentrer en train et revenir le lendemain afin de dénicher un garage tout proche et confier à des mains mieux expertes le remplacement par un vrai pneu de cette roue de secours.
Je m’y attendais naturellement, et mon Roumain a quémandé une petite pièce — là, les mots français lui sont revenus — pour son aîné grassouillet. Je n’avais d’ailleurs rien d’autre, je lui ai donc tendu un billet de dix euros, espérant m’en tenir quitte. Il m’a désigné la caisse de pêches que j’avais achetée le matin en me disant (et en le désignant) : « pour le petit ! ». J’ai protesté, ne serait-ce que pour la forme, de me voir déposséder d’une partie de mon dîner — dont je commençais d’ailleurs à me demander quand il aurait lieu. Il a eu un geste de dénégation, accompagné d’un pouce levé, signifiant ainsi qu’une seule pêche suffisait. Je la lui ai donc donnée. (Il me revient qu’il m’avait aussi signifié que je pouvais jeter le pneu crevé sur la chaussée, voulant sans doute s’emparer de la jante, ce à quoi je n’ai tout de même pas obtempéré…)
J’ai entrepris de redémarrer la voiture. Après trois ou quatre demi-mètres, soit quelques tours de roue, mon supposé Roumain m’a fait signe de m’arrêter. Il m’a désigné le pneu, plutôt plat, ce dont j’ai convenu à mon grand dam, mais bien décidé à m’éloigner.
J’ai donc roulé très lentement sur deux ou trois cents mètres, pour mieux délibérer et examiner la situation.
Après avoir songé à diverses solutions, je me suis rappelé l’existence du gonfleur, qui, mis en service sur l’allume-cigare, a opéré ce miracle inespéré de donner au pneu, malgré son étroitesse, la hauteur d’un pneu à peu près normal. Voulant resserrer alors les écrous, sans vrai grand succès, je me suis — en vérité — graissé et tout à fait noirci les mains, ce que je m’étais jusqu’alors épargné — et ce pour quoi j’avais trouvé félicité, jusqu’alors. Mais, comme on dit, il fallait bien mettre les mains dans le cambouis…
Je me suis alors dit que je pouvais, en prenant toutes les précautions qui s’imposaient, repartir. Après avoir demandé où se trouvait Montigny-lès-Metz — c’est dans la direction de cette petite ville de banlieue que X***, l’insupportable ami de Judith […], nous avait demandé de suivre pour le reconduire lorsque, en 2010 [?], nous avions visité la toute première exposition du Centre Pompidou-Metz —, petite ville par laquelle passe l’ancienne nationale pour aller jusque Nancy — car impossible bien sûr de reprendre l’autoroute avec cette roue brinquebalante quoique désormais gonflée.
Je t’épargne les alarmes et les détails. J’ai mis plus d’une heure pour cheminer, en traversant bien des patelins, jusque P***, tout en vérifiant plus d’une fois que ni le pneu ne se dégonflait ni la roue ne menaçait tout à fait de tomber…
A P***, je me suis arrêté pour voir si la voiture était toujours en état de rouler, pour demander mon chemin jusque **** — et [ai] pris une bière à la terrasse de la place principale de la ville (où je me suis souvenu [être venu] toute une année il y a maintenant vingt-cinq ans), une place triangulaire agréable tout en arcades.
Et j’ai fini par rentrer, mettant un peu moins de temps pour effectuer la seconde moitié de mon parcours — dînant fort tard, plus amusé que furieux de ma mésaventure.
Ce matin, je me suis décidé à me rendre dans un centre Midas, non loin de chez moi, m’attendant à je ne sais quelle déconvenue. Le gérant examinant le pneu, qui s’était étrangement regonflé, a déclaré que celui-ci était réparable (« vous voyez » m’a-t-il dit en faisant jouer ses doigts à un endroit qu’il a marqué à la craie, « il chante ! », ce qui était vrai, l’air s’en échappant me narguant d’une petite musique) — réparable, mais pas chez lui, et il m’a donné l’adresse d’un spécialiste en réparation de pneus.
J’y suis donc allé sur ses indications, et, après nouvel examen, il m’a été confirmé que le pneu — au vrai, presque neuf — pouvait être sauvé, qu’il m’en coûterait 36 euros. Mais on ne pouvait garder la voiture ni s’en occuper tout de suite. La roue de secours, elle, ne bénéficiait pas des bons écrous, et c’est la raison pour laquelle il y avait tant de jeu entre l’essieu et les écrous. Jouant les Cassandre, le jeune mécano m’a dit que je risquais fort de la perdre. Cependant, comme la voiture ne pouvait demeurer sur place, je suis rentré avec elle, vérifiant tout de même que les écrous demeuraient toujours aussi serrés. La suite demain !
(Rassure-toi, je ne te la raconterai pas !)
* * *
— J’ai donc pensé à toi dimanche à Metz, en me demandant aussi quelle exposition nous pourrions visiter mardi prochain… Si tu as une idée à ce sujet — ou une autre idée d’ailleurs d’activité —, il faut que, sans hésiter, tu me le dises : je verrais bien de m’en remettre à toi totalement !
* * *
Sinon ? […] La chaleur m’incommode, et je ne suis pas ravi que les prévisions météorologiques de la semaine prochaine ne se calment guère. Je lis, j’écris, je regarde des films embouteillés dans le graveur de DVD. Je vois des gens — assez peu, moins que je ne serais disponible pour eux.
A propos d’écriture, je suis un peu chagrin de constater que les visites sur Overblog sont tombées à leur niveau le plus bas, la chute même en étant spectaculaire, et l’encéphalogramme, presque tous les jours, plat ! Cette intransitivité de fait réduit à la presque nullité tout ce que j’ai pu entreprendre depuis près de dix ans, et, ce disant, je n’entends pas que l’écriture d’ailleurs, ayant tendance à additionner toutes sortes de faits, lesquels en tout cas entament la seule joie, le seul plaisir que je trouve, ce qui ajoute à l’intransitivité ! Bref, je m’interroge à propos de cette traversée du désert, et sur les raisons, sinon égotistes, que j’ai à écrire…
Bon. Désolé pour la longueur de toutes ces lignes. Encore ne t’ai-je pas tout dit (!). Je réserve, en effet, à mardi prochain le feu roulant des mots.
J’arrive dans la matinée et serai donc disponible dès le tout début d’après-midi.
Je comprendrai que tu me répondes en deux phrases — bien évidemment !
D’ici là, reçois toutes mes amitiés,
Romain
PS – Une émission sur Mathieu Riboulet est programmée lundi prochain sur France 3 à 23 h 50. Je me lève tôt mardi matin — et espère que ma programmation (comme il arrive malheureusement parfois) ne me fera pas défaut. Entre autres inquiétudes, inutiles sans doute, je m’étonne qu’Adrien n’ait jamais répondu à mon message datant d’avril je crois… Peut-être boucle-t-il sa thèse… Je serais évidemment malheureux de l’avoir heurté…
Que Mathieu Riboulet ait les honneurs de Télérama, ou que la réalisatrice Sylvie Blum (qui a réalisé le documentaire) lui donne la même place que Pierre Bergounioux ou Pierre Michon, en revanche, me réjouit !