877 - Prolégomènes à toute belgitude future (3)
Prolégomènes
à toute belgitude future
(Metz - Paris - ****)
(22 juillet - 12 août 2018)
III
31 juillet
Matin
Réveillé tôt, sans doute à cause de la chaleur.
Il est cinq heures. Je m’extirpe du lit pour éteindre tout à fait le lave-vaisselle laissé en veille et convertir le format du documentaire sur Mathieu Riboulet enregistré durant la nuit.
Je ne me rendors pas.
A six heures, je quitte définitivement le lit pour vaquer aux préparatifs de mon voyage.
La valise (celle que j’ai achetée pour partir à Londres), le sac de voyage (qui me suit depuis la Birmanie) ne seront bouclés qu’au dernier moment — par superstition surtout. (Comme je ne pars que six jours, mes bagages sont légers : j’y mets la tablette et l’ordinateur portable, en me raillant de ce double appareillage qui va grever mon navire…)
Le train est annoncé avec dix minutes de retard (il rattrapera ce retard et nous serons à l’heure Gare de l’Est). Je travaille, me donnant un (léger) satisfecit d’avoir emporté l’ordinateur — et son clavier confortable et réactif, à la différence du clavier sans fil (un tank, qui réclame souvent un second appui sur les touches) que je me suis procuré pour la tablette.
Il fait chaud dans l’appartement de F. et Pascal. Cette fois, j’ai pris un drap (histoire de me charger davantage !), et je remise la couette sur une chaise, après avoir installé dans le placard mes propres affaires.
Après-midi
J’ai rendez-vous à 14 heures avec Aymeric.
(Dans le métro, je relis Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. Les prolégomènes de l’ouvrage paraissent désormais insipides, marqués par leur époque, du fait de leurs préoccupations et même du vocabulaire psychanalytico-lacanien : le meilleur est à venir.)
Je suis surpris de constater l'absence de queue devant le Petit Palais — alors que j’avais pensé que, du fait de l’intitulé de l’exposition (les Impressionnistes à Londres, sous-titré : “Artistes français en exil”, 1870-1904), « impressionnistes » drainerait les foules. J’envoie un message à Aymeric comme quoi je suis arrivé et que je l’attends, tout en plaisantant sur la nullité de mes pronostics qui m’avaient fait anticiper d’une demi-heure l’horaire habituel de notre rendez-vous, m’attendant à une file d’attente conséquente.
* * *
Nous nous en rendrons bientôt compte : les impressionnistes occupent dans ces salles une place limitée, et, plus globalement, l’exposition s’avère décevante. Le bouche à oreille aurait-il circulé, expliquant le peu d’affluence ? car tout cela repose à demi sur une imposture en raison (donc) du peu de peintres impressionnistes ou de leurs prédécesseurs.
Charles-François Daubigny, l’Embouchure de la Tamise, 1866, Huile sur bois, Lyon, musée des Beaux-Arts
Alfred Sisley, les Régates à Molesey, 1874, Huile sur toile, Paris, musée d’Orsay (legs de Gustave Caillebotte)
Camille Pissarro, le Pont de Charing Cross, Londres, 1890, Huile sur toile, Washington, National Gallery of Art
Sont exposés des peintres, qui, certes, se sont rendus et ont vécu à Londres, mais, moins pour fuir — après la guerre et le siège de Paris,
ou la répression contre les Communards,
James Tissot, l’Exécution des communards par le gouvernement français devant les fortifications du bois de Boulogne, 29 mai 1871, Aquarelle, collection particulière
que, pour certains, pour suivre Napoléon III dans son exil.
D'aucuns y auront fait une belle carrière de peintres mondains, dont (le même) James — Jacques-Joseph devenu James par pure anglophilie — Tissot — , dont, de salle en salle, la présence montre comment un véritable talent, une belle précision du dessin peuvent se fourvoyer dans des scènes de genre ou des représentations mondaines faites pour complaire au goût de l’époque, la différence avec un Manet ou un Monet à ses débuts, sur des sujets voisins, étant éclatante, et disqualifiant sa peinture.
Je retrouve avec un plaisir parfois amusé l’univers de peintres anglais vus l’année précédente à Londres. Ainsi de ce tableau de John Everett Millais
John Everett Millais, Un huguenot, le jour de la Saint-Barthélémy, refusant de se protéger du danger en portant l’insigne catholique, 1851-1852, Huile sur toile, Collection Makins
— dont l’univers coloré et médiévisant est le même que dans Mariana.
Je m’étonne, cependant, de retrouver ce Nocturne de Whistler, vu à la Tate Britain dont j’avais gardé un souvenir bien plus sombre — ma mémoire ayant en quelque sorte noirci le tableau, ce qui ne laisse pas de m’irriter malgré tout…
James Abbott McNeill Whistler, Nocturne : Blue and Gold – Old Battersea Bridge c. 1872-5, huile sur toile © Internet
Beaucoup de tableaux ou d’œuvres sont sous vitre, tant et si bien que je renonce à les photographier (d’où mes emprunts à Internet ou à ma propre photothèque pour retrouver les informations de certains cartels).
Les clichés des tableaux de Monet que je prends dans la dernière salle, sur l’écran de la tablette, s’avèrent plus lumineux que ne le sont les œuvres en vérité (au moins sont-elles moins vertes, selon Aymeric, que les cartes postales de la boutique vues ensuite) : je renonce de ce fait à photographier toute la série des Parlement de Londres exposée.
Claude Monet, le Parlement de Londres, effet de brouillard, vers 1903, Huile sur toile, Le Havre, musée d’art moderne André Malraux ; le Parlement de Londres, effet de soleil dans le brouillard, vers 1903, Huile sur toile, Paris , musée d’Orsay
Claude Monet, Le Parlement de Londres, effet de soleil, 1903, huile sur toile, Brooklyn Museum, New York, legs de Grace Underwood Barton © Internet
Dans cette dernière salle s’affiche un Big Ben — que flanque le même Parlement — joliment coloré, vu déjà peut-être dans une vie antérieure…
André Derain, Big Ben, 1906-1907, Huile sur toile, Troyes, musée d’art moderne [photo : 14 septembre 2024]
* * *
Le hall avant la sortie des lieux est peuplé de sculptures assez laides. Aymeric se demande où sont passés les Gallé qui y étaient exposés. Cela nous incite à reparcourir les collections « permanentes ». Un gardien, que j’interroge à ce sujet, me dit que, hors quelques-uns, la plupart ont dû rejoindre les réserves. Je m’étonne. Tout cela, selon mon interlocuteur, serait dû à un nouveau conservateur, qui aurait voulu retrouver l’esprit de l’endroit au moment de son ouverture. Comme il voit ma perplexité, il ajoute : « Je me demande ce que l’ancien conservateur en aurait pensé ». La question demeure entière — à l’évidence !
* * *
Dans le métro, je raconte comment à Anvers avec un camping-car, Lindsay et moi avions obstrué le passage de tramways, sans avoir vu, du fait de l’empattement du véhicule, que nous étions stationnés sur des rails. Revenant d’une promenade, nous avions découvert ceux-ci — ceux-ci découverts puisque le véhicule s’était volatilisé ! Au commissariat où nous nous étions rendus, moins pour déposer plainte pour vol que, comme nous le pressentions, pour le récupérer ensuite à la fourrière, nous avions eu bien du mal à nous faire entendre, nos interlocuteurs ne parlant ni français ni anglais : il avait fallu attendre un interprète et baragouiner explications, circonstances atténuantes et excuses. Nous avions dû naturellement nous acquitter d’une amende immédiate, dont encore deux ans ou trois après quelques nouvelles poursuites judiciaires nous avions encore subi des séquelles, jusqu’au moment où, l'affaire nous ayant déjà pas mal coûté, nous avions décidé de ne purement et simplement plus payer…
Nous nous installons à la terrasse d’un café non loin de Bastille, en attendant l’heure de dîner.
Aymeric me dit que la maison qu’il avait achetée avec son ancien compagnon est vendue, mais à un promoteur, ce qui lui laisse un délai d'un an pour prospecter et se trouver un appartement. (Il me parle d’Arcueil, que je connais un peu, ayant séjourné chez L***, la compagne alors de D., que j’aimais bien et que je regrette, du fait de brouilles successives — la mienne avec R., celle de D. avec L*** —, de n’avoir jamais revue.)
Comme nous en sommes proches, nous passons rue de Lappe : je comptais réserver pour le surlendemain une place à la terrasse d’un restaurant et y dîner avec François ; mais le serveur se montre inflexible : aucune réservation n'est possible, et, comme la terrasse n’est pas bien grande, je me dis que je m’en remettrai finalement à François pour choisir un autre lieu.
Nous allons à pied jusque dans le quartier de F*** et Pascal.
Je me propose de lui faire voir la Pietà de Delacroix à Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, qu’il ne connaît pas en dépit du fait que son premier logement parisien était tout proche de la Place des Vosges. Aymeric me parle de son ancien compagnon, qui refusait toujours d’entrer dans les églises par anticléricalisme fondamental — et se privait ainsi de peintures et fresques lorsqu’ils voyageaient en Italie. Je lui fais part de la réaction de fuite qu’a eue N*** à Saint-Sulpice devant les fresques rénovées du même Delacroix.
Nous improvisons un dîner en puisant dans les rayons d’un magasin de surgelés, puis d’un supermarché, une pêche assez peu miraculeuse. Au moins ai-je de quoi faire une entrée, nonobstant l’ananas acheté le matin.
J’ai, cependant, bien du mal à faire fonctionner le four et je finis par recourir au mode d’emploi.
Je raconte mes récents déboires de jardinier, mes estafilades à la tête, ma consultation dans un centre de soins immédiats.
Je retrace également avec quelle acrimonie N*** m’a assailli de messages. Il s’en étonne, et, rencontrant sans le savoir le point de vue de T., émet l’idée que N*** est peut-être profondément déprimé.
Tandis que je prépare le repas, nous parlons de nos vacances à venir. Lui ira en Autriche, à Vienne, qu’il aime beaucoup, et dans une ville non loin de Salzbourg dont le nom — Meck ? Mekl ? — m’échappe après coup, ainsi qu’à Munich. Il n’a rien encore planifié, même s’il part début août.
Aymeric se montre assez peu disert. Dans un courriel récent, il est vrai, il m’a raconté ses séjours plutôt déprimants auprès de sa mère, laquelle se trouve désormais sur une pente irrémédiablement descendante. Nous échangeons un peu sur les paquets de neurones naufragés, la pagaille d’une mémoire indocile qui nous accable, moi plus que lui encore. C’est ainsi que, dans nos bâtons rompus, par raccroc, je retrouverai le nom d’un site grec en citant les Météores de Michel Tournier. Mais je dirai Montrouge pour désigner la Maison rouge, ce type d’acte manqué s’avérant de plus en plus fréquent. Et je ne peux que constater des choses proprement oubliées lorsque j’évoque le mur des Fédérés, à propos duquel Aymeric relève mon erreur (j’ai oublié depuis laquelle !). Parlant de Vienne, je propose Albertina pour le Leopold Museum — et me rendrai bientôt compte que l'Albertina existe toutefois…
Comme j’aborde à nouveau la pénurie de visites sur Overblog, Aymeric me conseille de m’ouvrir un compte Tweeter, afin d’organiser un peu de publicité. J’y répugne, cependant, et repousse à nouveau l’idée de recourir aux réseaux sociaux. J’aimais beaucoup avoir des interlocuteurs quand je publiais mes articles sur GayAttitude ; je n’aime guère ce travail de mineur solitaire poursuivant difficultueusement le filon des mots sans presque aucun retour ; mais je dois me rendre à l’évidence. D’ailleurs, en dehors de tous lecteurs, mes articles sont de plus en plus une bouée pour ma mémoire en perdition, des memoranda au sujet de quelques moments de joie — qu’entament parfois malencontreusement des interlocuteurs qui se froissent de je ne sais quel faux semblant ou m'accablent de quelque grief — se constituant donc en balises d’existence avant, me dis-je souvent, la grande détresse de l’accumulation de trop d’années, à moins que la maladie n’y porte un terme. (C’est entendu : notre conversation, ce soir-là, Aymeric et moi, ne nous rendait pas enclins à l’optimisme…)
Je reçois un SMS de Pascal : Salut Romain je pense à toi il va faire très chaud dans l'appartement il y a un ventilo dans l'armoire en haut à droite tu peux le brancher dans la chambre c'est très efficace tu le poses sur la chaise et tu le branches sur la prise du radiateur pour dormir c'est beaucoup mieux bon plaisir à Paris.
Après dîner — à défaut du ventilateur que je ne ferai pas fonctionner, n’aimant guère ces rafales d’air froid sur la peau nue —, nous prenons un dernier verre et le frais à la terrasse d’un café, tout en devisant sur divers sujets.
Il est 23 heures quand nous nous quittons près de Parmentier.