879 - Pages choisies
de George Orwell, 1984, nouvelle traduction par Josée Kamoun, Gallimard, “Du monde entier”, 2018, pp. 358-365 :
Ce qu'on exigeait d'un membre du Parti, c'était une perspective analogue à celle des anciens Hébreux, qui savaient, sans savoir grand-chose d'autre, que toutes les nations excepté la leur adoraient de « faux dieux ». Ils n'avaient nul besoin de savoir que ces dieux se nommaient Baal, Osiris, Moloch, Astaroth et consort. Il est même probable que moins ils en savaient et mieux leur orthodoxie se portait. Ils connaissaient Jéhovah et ses commandements, et savaient par conséquent que tous les dieux dotés d'autres noms et d'autres attributs étaient faux. Un peu de la même manière, le membre du Parti savait ce qui constituait une conduite droite et, dans les termes les plus généraux et les plus flous, quelles déviances étaient possibles par rapport à elle. Sa vie sexuelle, par exemple, était entièrement régulée par deux mots de néoparler, crimesexe, désignant l'immoralité sexuelle, et bonsexe, la chasteté. La notion de crimesexe recouvrait tous les écarts possibles : la fornication, l'adultère et l'homosexualité, ainsi que d'autres perversions, auxquels s'ajoutait le rapport normal s'il était pratiqué pour lui-même. Il n'était pas nécessaire d'en faire l'énumération puisqu'ils étaient tous également répréhensibles, et — en principe — passibles de mort. Dans le tableau C, relatif aux sciences et techniques, il pouvait être nécessaire de donner des noms spécifiques à certaines aberrations sexuelles, mais le citoyen ordinaire n'en avait nul besoin. Il savait ce qu'il fallait entendre par bonsexe, c'est-à-dire un rapport sexuel normal entre homme et femme à des fins reproductrices, et sans plaisir physique chez la femme. Tout le reste relevait du crimesexe. En néoparler, il était rarement possible de creuser une idée hérétique au-delà de la seule perception qu'elle était hérétique en effet : les mots auraient manqué.
Aucun terme du vocabulaire B n'était idéologiquement neutre. Nombre d'entre eux constituaient des euphémismes. Ainsi camp joie, pour camp de travail, ou Minipaix, pour Ministère de la Paix, c'est-à-dire de la Guerre, signifiaient exactement le contraire de ce qu'ils annonçaient. En revanche, d'autres assumaient avec un mépris ouvert la vraie nature de la société océanienne : prolocame renvoyait aux divertissements vulgaires et aux nouvelles falsifiées dont le Parti abreuvait le peuple. Par ailleurs, d'autres mots étaient ambivalents, positifs lorsque appliqués au Parti, négatifs lorsque appliqués à ses ennemis. Mais il existait en outre quantité de vocables qu'on aurait pu prendre pour de simples abréviations et qui tiraient leur couleur idéologique non de leur signification mais de leur structure.
Dans la mesure du possible, tout ce qui avait ou était susceptible d'avoir une résonance politique trouvait sa place au tableau B. Tout nom d'organisation ou de groupe, de doctrine, pays, institution, édifice public, était systématiquement abrégé selon l'habitude, à savoir en un seul vocable facile à prononcer avec le minimum de syllabes tant que leur dérivation originale demeurait lisible. Au Ministère de la Vérité, par exemple, le Service des Archives, où Winston travaillait, était appelé Servarche, le Service Littérature, Servlit, celui des Téléprogrammes, Servtél, et ainsi de suite. En l'occurrence, le gain de temps n'était pas le seul but. Dès les premières décennies du XXe siècle en effet, les mots et locutions télescopés constituaient un trait caractéristique du discours politique. On avait d'ailleurs observé que la tendance à employer des abréviations de ce type était plus fréquente dans les pays et organisations totalitaires. Des mots comme nazi, Gestapo, Komintern, Inprecor, agitprop en témoignent. Au début, la pratique avait été adoptée plus ou moins d'instinct, mais en néoparler elle était le fruit d'une démarche concertée ; on sentait qu'en abrégeant un mot on en rétrécissait l'acception et on en modifiait discrètement le sens par élagage des associations qui l'auraient caractérisé dans sa forme complète. Les mots « Internationale communiste » évoquent un tableau composite de fraternité humaine, universelle, de drapeaux rouges, de barricades, avec Karl Marx et la Commune de Paris. Tandis que le mot « Komintern » suggère seulement une organisation au tissu serré et au corps de doctrine bien défini. Il renvoie à quelque chose d'aussi aisément identifiable, à la nature aussi précise ou presque, que « chaise » ou « table ». On peut le prononcer sans y penser outre mesure, alors qu' « Internationale communiste » est une formule qui oblige à s'attarder un tant soit peu. De même, les connotations de Minivrai sont moins nombreuses et plus maîtrisables que celles qui entourent « Ministère de la Vérité ». D'où l'habitude d'abréger aussi souvent que possible mais également le souci quasi maniaque de rendre chaque mot facile à prononcer.
En néoparler, l'euphonie primait sur toute autre considération, à l'exception de l'exactitude du sens. La conformité aux règles de grammaire lui était toujours sacrifiée quand le besoin s'en faisait sentir. Et à juste titre puisqu'on s'efforçait d'avoir, à des fins essentiellement politiques, des mots dépourvus d'équivoque, des mots courts qui claquent, qu'on puisse prononcer vite et sans qu'ils suscitent trop d'échos dans l'esprit du locuteur. Les termes du vocabulaire B tiraient même un surcroît de force du fait qu'ils se ressemblaient souvent beaucoup. Presque invariablement, ils comportaient deux ou trois syllabes, dont l'accent tonique portait invariablement sur la dernière. Leur emploi encourageait une forme de caquetage, à la fois saccadé et monocorde : c'était précisément le but recherché. L'intention était en effet de rendre la parole, surtout si elle portait sur un sujet qui n'était pas neutre idéologiquement, aussi indépendante de la conscience que possible. Dans la vie quotidienne, il va de soi qu'il était parfois nécessaire de réfléchir avant de parler, mais un membre du Parti amené à prononcer un jugement politique ou éthique devait être en mesure de cracher l'opinion correcte avec l'automatisme de la mitrailleuse qui crache ses balles. Il était formé pour y parvenir et la langue lui fournissait un instrument infaillible, sachant que la texture des mots, avec leur gutturalité et leur laideur appropriées à l'esprit du Sociang, favorisait le processus.
De même que le nombre restreint de vocables à sa disposition. Comparé au nôtre, le vocabulaire du néoparler était une peau de chagrin que l'on cherchait constamment à réduire encore. En effet, cette langue différait de toutes les autres en ceci que son répertoire de mots s'amenuisait au lieu de s'étendre avec le temps. Chaque élagage constituait un gain, puisque la tentation de réfléchir décroissait à proportion. À terme, on espérait qu'un langage articulé puisse sortir du larynx sans mobiliser les centres cérébraux supérieurs, objectif pleinement assumé dans le cas du mot couaquer, qui signifiait « caqueter comme le canard ». Comme divers autres mots du tableau B, couaquer admettait une ambivalence d'acception. Pourvu que s'y expriment des opinions orthodoxes, il était purement laudatif, et quand le Times disait d'un des orateurs du Parti qu'il était un couaqueur doubleplusbon, ce compliment chaleureux allait droit au cœur de l'intéressé.
LE VOCABULAIRE C
Le vocabulaire C constituait un supplément aux deux autres et ne comportait que des termes scientifiques et techniques proches des termes scientifiques en usage aujourd'hui, et formés à partir des mêmes racines, mais avec la préoccupation habituelle de les définir étroitement et de les expurger de tout sens indésirable. Ils obéissaient aux mêmes règles de grammaire que ceux des deux autres tableaux. Très peu d'entre eux avaient cours dans la langue quotidienne ou dans le discours politique. Le chercheur comme le technicien trouvaient les mots dont ils avaient besoin dans la liste consacrée à leur spécialité, mais ils avaient rarement plus qu'une connaissance rudimentaire des autres disciplines. Très peu de mots étaient communs à toutes les listes, et il n'existait pas de termes pour désigner de façon transdisciplinaire la fonction de la science comme habitude mentale ou méthode de réflexion. Il n'existait pas de mot pour « science », puisque toutes les acceptions en étaient suffisamment couvertes par celui de « Sociang ».
*
On va voir qu'en néoparler l'expression d'opinions hétérodoxes, au-delà d'un seuil très bas, était pour ainsi dire impossible. Il était certes possible de formuler des hérésies primaires, relevant du blasphème. On pouvait donc dire « Big Brother est inbon », mais cet énoncé intrinsèquement absurde pour des oreilles orthodoxes n'aurait pu être étayé par des arguments raisonnés faute des mots nécessaires. On ne pouvait entretenir d'idées hostiles au Sociang que sous une forme floue, car pour les exprimer il fallait passer par des termes très généraux amalgamant et condamnant des groupes entiers d'hérésies sans les définir pour autant. En fait, qui voulait user du néoparler à des fins non orthodoxes devait retraduire de façon illégitime certains mots en obsoparler. On pouvait ainsi déclarer en néoparler « Tous les hommes sont égals », mais seulement comme on aurait dit « Tous les hommes sont roux ». Il n'y avait pas de faute de grammaire dans cet énoncé, mais il exprimait une contrevérité flagrante, dans la mesure où il signifiait que tous les hommes ont la même taille, le même poids ou la même force. Le concept d'égalité politique n'existait plus, et ce sens second avait donc été expurgé du mot « égal », En 1984, lorsque l'obsoparler était encore l'idiome ordinaire de communication, il restait le danger théorique qu'en utilisant des mots de néoparler on se rappelle leur sens original. En pratique, cet écueil était facile à éviter pour tout sujet versé dans le doublepenser, mais deux générations plus tard, cet écart ne serait même plus possible. Un individu ayant grandi avec le néoparler pour seule langue ne saurait pas davantage que « égal » avait jadis fait référence à l'égalité politique, ou « libre » à la liberté intellectuelle, que, par exemple, une personne n'ayant jamais entendu parler des échecs ne devinerait les sens secondaires de « reine » et de « tour ». Ainsi, nombre de crimes et d'erreurs seraient hors de sa portée pour la seule raison que, innommables, ils seraient inimaginables. On pouvait en outre s'attendre qu'au fil du temps les caractéristiques du néoparler aillent en s'accentuant, que son registre se restreigne, que le sens des mots se rigidifie, et que le risque d'en user à des fins condamnables diminue à proportion.
Lorsque l'obsoparler aurait été supplanté une fois pour toutes, le dernier lien avec le passé serait rompu. L'histoire avait déjà été récrite, mais des fragments de littérature subsistaient çà et là, résiduels malgré la censure, et tant qu'on conservait une connaissance de l'obsoparler, il était possible de les lire. Dans l'avenir, ces fragments, à supposer qu'ils survivent, seraient parfaitement inintelligibles et intraduisibles. Il était impossible de rendre en néoparler le moindre passage écrit en obsoparler sauf s'il renvoyait à des procédés techniques ou des actions quotidiennes de base, ou encore s'il était déjà potentiellement orthodoxe — bonpenseur en néoparler. En pratique, cela signifiait qu'aucun livre écrit avant 1960 ne pouvait être traduit in extenso. La littérature prérévolutionnaire ne pouvait relever que d'une traduction idéologique, c'est-à-dire qui en altère le sens en même temps que la langue. Prenons par exemple le passage célèbre de la Déclaration d'indépendance :
Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement...
Ce texte aurait été parfaitement impossible à rendre en néoparler si l'on avait voulu en garder le sens original. La traduction la plus approchante en aurait englouti la totalité sous le terme mentocrime. Une traduction complète n'aurait pu être qu'idéologique, et du coup les propos de Jefferson se seraient mués en panégyrique de l'absolutisme.
Une part non négligeable de la littérature du passé était déjà en cours de transformation. Pour des considérations de prestige, on préférait conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en remettant leurs œuvres magistrales dans le droit fil de la philosophie du Sociang. Divers auteurs, dont Shakespeare, Milton, Swift, Byron et Dickens entre autres, étaient donc en traduction. Au terme du processus, leurs écrits originaux, avec tout ce qui pouvait survivre de la littérature du passé, seraient détruits. Ces traductions représentaient un chantier de longue haleine qu'on n'espérait pas mener à bien avant la première ou la deuxième décennie du XXIe siècle. Il existait aussi de vastes domaines de littérature purement utilitaire, manuels techniques indispensables, par exemple, qu'il fallait traiter de même. C'était essentiellement pour laisser du temps à ce travail préliminaire de traduction que l'adoption finale du néoparler avait été fixée à la date tardive de 2050.