884 - Journal d'un conscrit (30) [in memoriam J.-M.]
****, le 11 juin 1984
Cher J.-M.,
C’est une terrasse de café (c’est bien sûr Le C*****), un lundi de Pentecôte, avec l’envie de m’attarder un peu. Parce que, une fois encore, quitter **** ne sera pas facile — puisque la perspective de rester à C*** dix jours exactement me réjouit autant qu’il est concevable… Si bien que l’ennui de la Place S*** n’est plus qu’un “demi-ennui”, l’impression d’un “sursis” aidant. Mais c’est le même imaginaire déçu, toujours, à cet endroit où les rencontres possibles avortent au bord d’une cadence… d’autant que ma situation de nécessaire passant n’arrange rien, moi à qui la vie [indigène] alentour semble de plus en plus mystérieuse…
Enfin, voilà, c’est une “lettre-bar” lancée à la mer, et le sauvetage ne viendra que bien après — puisque je demeurerai “naufragé” jusqu’à la fin du mois de septembre. — Et je sais de moins en moins bien raconter mon île… (C’est pour cette raison peut-être que bien des lettres se préparent [ici] désormais, avant les départs : je jette un pont d’encre entre deux vies, ayant ainsi l’impression d’une continuité, d’un accompagnement, partout, de mes correspondants…)
Mais il n’est pas plus absurde de commencer une lettre ici que, par exemple, d’écrire à Raymonde, toujours absente et partie sans laisser d’adresse. Cachetant une lettre de dix-neuf pages — écrite en avril et mars — avant-hier, je me suis décidé à téléphoner une nouvelle fois à sa mère. Je crois qu’elle était sincère et ne mentait pas quand elle m’a répondu qu’elle n’avait pas vu sa fille depuis septembre, et ignorait son adresse à L***. J’étais plus ennuyé après ce coup de téléphone qu’avant, car je voulais envoyer ladite lettre à L***** — puisque j’espérais que Raymonde y allait de temps en temps. La lettre est demeurée béante, timbrée, mais vierge d’adresse…
Je me réveille aujourd’hui d’un état bizarre, qui ressemblait à une grippe hier et m’a pompé toute mon énergie : à part l’Arbre de vie que j’ai vu chez S., je n’ai eu d’autre activité que dormir.
Enfin, ce n’est pas la pleine forme assurée, mais je me sens, à présent, beaucoup mieux…
(Faut-il croire alors à une “psychosomatisation” outrée ? — Après tout, peut-être… J’ai fait, samedi soir, une “passe” qui ne m’a laissé aucun bon souvenir. Pendant toute sa durée, j’ai lutté contre un ennui grandissant et fait semblant de m’accommoder de la situation. Cela m’a laissé dans un état d’énervement — sans précédent après l’« amour », ainsi qu’une impression d’amertume — les deux distillant peut-être dans le sommeil la résurgence d’une angoisse — et concourant à l’abattement du lendemain… Bref, bref.)
Je me demande parfois, s’il n’était les amitiés “fortes”, ce que je deviendrais ? Tout cela, mis sous le signe de l’errance affective, commence à me (fortement) peser. Enfin, il est heureux qu’il y ait eu ce week-end des éclats de rire en compagnie d’Alain et de M., un coup de fil de Hannah revenant d’Israël, une soirée tranquille chez S… Sinon **** ne serait pas un port d’attache mais un lieu de grimaces — et je n’aurais guère comme solution que de m’en aller (comme Raymonde, précisément ?). Et peut-être faut-il l’expérience dune déchirure (cette année en aura été une, très assurément) pour reconnaître “sa” vie, tout en en retrouvant les points d’ombre, les méandres, les éléments où la douleur s’attarde encore.
Et s’il n’était que ces tressaillements… chaque fois que je crois m’approcher d’une lueur, où exister… pour douter… ou recouvrer un peu d’espoir ! Ah la la ! (Je crois bien que ce développement se désorganise un peu. Sans doute cette année recevra-t-elle, un jour ou l’autre, une conclusion. Sur laquelle il est encore impossible d’anticiper. Ces lignes — alors — seraient vaines…)
Il reste encore un peu de panaché, et j’allume une cigarette.
Ecrire me disloque un peu. Je n’en ai plus l’irrésistible besoin des mois d’octobre et novembre. Aussi ces lignes se fatiguent-elles plus aisément… Mais peut-être sauras-tu trier pour moi ce que j’avais à dire des détours inutiles par quoi l’encre s’est épanchée…