895 - Pages choisies : A la lecture (4)

Publié le par 1rΩm1

 

de Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, A la lecture, Grasset, 2014 :

 

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Le registre des laitières

 

Certaines des centaines de strates du mille-feuille qui nous constitue affleurent plus volontiers que d'autres à la surface de notre conscience quand d'autres semblent avoir sombré, corps et biens, dans l'oubli, jusqu'à ce qu'un pavé disjoint ou une odeur d'aubépine les en sorte, parfois avec fracas.

Je tiens ainsi une sorte de registre — j'allais écrire « catalogue », mais ce renvoi à Don Juan, outre le risque de prétention qu'il comporte et le fait que la problématique de séduction qu'il incarne m'est profondément étrangère, fausserait la chose puisque je n'ai « consommé » aucun des articles de ce « catalogue » —, un registre de garçons dont je n'ai, précisément, jamais entrepris la « conquête » (qui, au même titre que la séduction et pour les mêmes raisons, est une notion éminemment suspecte à mes yeux) mais dont un presque rien, un je ne sais quoi, a envahi et parfois durablement occupé mon esprit. Ce registre, consultable à tout moment, extensible à l'infini mais toujours susceptible d'effacement partiel, est comme un aide-mémoire de ces merveilles apportées par les jours sans qu'on ait demandé quoi que ce soit, un rappel épisodique de l'existence ici-bas de ce qu'on appela longtemps la grâce.

Ainsi : dans cet hôtel-restaurant accolé aux ruines d'une commanderie de Templiers splendidement isolée sur le plateau de l'Aubrac où j'avais fait étape à la nuit tombée, étonné de sa présence dans un endroit pareil, je vis, le lendemain matin dans la salle du petit déjeuner, non moins étonné de sa présence dans un endroit pareil, un solide et magnifique garçon d'à peine vingt ans, brun, des restes de paysannerie locale dans tout le corps, occupé à passer la serpillière dans la grande salle carrelée où je me tins coi et quasi immobile le temps de son office, le dévorant des yeux sans qu'il y prêtât la moindre attention, saisissant au passage son prénom, Antoine, gravé sur sa gourmette et depuis dans ma mémoire (ah, ces irremplaçables services rendus par les gourmettes dans ce genre de situations, et ce qu'on laisse filer en en perdant l'usage !). Tout était très ancien dans le corps, dans les gestes, dans le lieu, dans les noms, et tout était très beau, très paisible, très présent pour le jour qui s'ouvrait, pour ma vie à venir, très nourricier — la preuve, c'était il y a vingt ans, c'est comme au premier jour, Antoine sur l'Aubrac et les trois-quatre phrases échangées en douceur, l'accueil de mon désir dans son phrasé de terre, humide, et de grands vents.

Ainsi : dans le métro parisien, un matin de printemps doux et légèrement humide, cette silhouette accrochée du regard, filant à son labeur sans doute, que je décide de suivre, saisi d'une brusque audace, sans avoir nettement vu son visage, mais parce que son corps, là soudain, m'a ému, dans cette hésitation dont il ne dira rien, dont il n'a pas conscience, dans cet abandon que dit le dos penché, dans la promesse un peu lasse des cuisses longues et des bras forts, que l'âme tiendra peut-être pour peu que l'on fasse place à sa fatigue muette. Il descend, je le suis ; il sort, j'en fais autant ; je ne réfléchis pas, je suis happé par ce blouson léger qui épouse l'épaule et par la certitude que je pourrais l'aimer, l'enlever à sa vie, en faire un homme heureux — tout cela parfaitement absurde, et cependant ancré, irrépressible. Il disparaît dans l'entrée d'un immeuble banal. Plus encore que de lui, je me souviens de cette envie que j'ai eue de tomber dans sa vie sans savoir si j'aurais pu m'en relever.

Ainsi : cette marche dans le soleil levant d'une matinée d'automne creusois, dans un temps sec encore où s'attarde l'été mais où les couleurs et le vent, les sons et les odeurs annoncent la bascule, imminente, vers le frais puis le froid, où toujours j'anticipe la saison à venir plutôt que regretter celle qui s'en va déjà, au détour d'un chemin mille fois emprunté, le son net et précis, régulier, sec d'un piquet qu'on enfonce dans le sol encore souple à la force d'une masse, et au manche de la masse... Au manche de la masse s'attachait un jeune homme dont le visage et la carrure auraient fait défaillir les folles les plus endurcies de la nuit parisienne qui n'auraient pas misé un kopeck sur la possibilité de trouver ça à cet endroit-et n'auraient donc pas fait le déplacement. Depuis que je me suis éveillé au désir, je guette l'irruption de cette grâce-là qui, comme l'autre si l'on en croit certains récits, surgit toujours inopinément et sur la tête de n'importe qui. Ce jour-là c'était moi dans le désert creusois. J'ai fait comme si rien ne s'était produit d'inouï, alors que tout l'était, j'ai échangé quelques mots avec lui, heureux de la pause qui s'offrait au plein de cette tâche ingrate qui consiste à clôturer les pâtures quand l'automne point, et poursuivi ma route tout sonné du prodige qui étendit ses effets a tout ce qui, ce matin-là, s'offrit ensuite à mes yeux, collines et vallons, chemins creux et ruisseaux.

Le registre, je l'ai dit, est bien rempli, et bien tenu. Le plus beau de ces rencontres, la trace ineffaçable qu'elles laissent, sont dans leur inaccomplissement, autrement dit leur inaccomplissement est la condition même de leur beauté. La tâche, ingrate mais exaltante, de celui qui tient ce genre de registre, est de ne pas céder aux sirènes de l'accomplissement, de faire en sorte que le registre ne devienne jamais un catalogue. Je l'ai longtemps tenu sans le savoir, et bien sûr c'est le passage du temps qui lui a donné forme, qui l'a constitué comme tel dans ma conscience. La prédilection ancillaire dont il témoigne, mêmement, n'est devenue consciente que sur le tard. Il faudrait un petit traité pour développer les divers aspects de ce penchant maintes fois retrouvé, dans la vie et les livres, des pédés pour le corps du peuple — ce qu'un de mes amis appelle « notre côté lady Chatterley » —, dont je soupçonne qu'il n'a pas que des dimensions sociales.

Cette prédilection, j'en ai retrouvé la trace çà et là en littérature, comme il se doit, ce qui n'a pas peu contribué à m'en donner les clefs. Deux exemples, qui sont deux éclats de roche brillante : une cinquantaine de lignes éblouissantes de Jouhandeau (“La casquette”, dans les Carnets de Don Juan) sur deux ouvriers du bâtiment à la pause de midi sur un chantier de rue parisien ; et l'épisode matinal de la jeune laitière vendeuse de lait frais aux voyageurs fourbus par une nuit de train, lors du premier voyage à Balbec, dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Les jeunes filles ont bon dos, on le sait, et l'aspect laitier de cette laitière m'a fait baptiser ce petit compte intime le « registre des laitières ».

(pp. 180-184)

 

 

 

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