900 - Pages choisies : A la lecture (5)
de Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, A la lecture, Grasset, 2014 :
La lettre du professeur
Bien que ne l'ayant pas eue sous les yeux depuis exactement trente-cinq ans, je reconnus immédiatement l'écriture sur l'enveloppe, et le seul fait qu'elle me soit de nouveau donnée à lire abolissait en une fraction de seconde (le temps mis par l'information délivrée à mes yeux pour parvenir à mon cerveau, pour faire sens) les trente-cinq ans écoulés. Une fraction de seconde pour trente-cinq ans de vie, quand il faut parfois trente-cinq ans de vie pour qu'un événement surgi en une fraction de seconde fasse enfin sens... Gagnant sur toute la ligne, je conservai l'acquis de ces trente-cinq années mais la durée proprement dite était renvoyée au néant. Grâce, entre autres, à la madeleine ou au pavé disjoint de la cour de l'hôtel de Guermantes, nous connaissons bien ce phénomène, nous sommes surtout capables de l'identifier aussitôt.
Mme S. avait été mon professeur de français et latin au collège, en classes de sixième, cinquième et troisième, soit de 1971 à 1973 et en 1975-1976. J'avais, sur le moment, infiniment apprécié cette femme et son enseignement, et plus encore son écoute, mélange subtil de finesse et de distance, au long de l'année de troisième où, tourmenté comme tout un chacun par les démons de l'adolescence et comme tout un chacun incapable d'y apposer les bons mots, je me sentais déjà très loin des puérilités scolaires des années de sixième et cinquième et brûlais d'envie d'être enfin en seconde, en terminale, bachelier, étudiant pour enfin me colleter un peu au fond alors qu'il fallait, pour un an encore, s'en tenir à la forme, aux conjugaisons, accords, déclinaisons et autres exceptions à la règle.
Je ne pris conscience que bien plus tard, évidemment, de l'inestimable bien que j'avais acquis là, disons vingt ans plus tard, une fois devenu, non pas encore un écrivain, mais « un qui écrit ». Je mesurai au fil des pages, de livre en livre, ce que je devais à cet apprentissage rigoureux, à la façon dont il avait infusé en moi inconsciemment alors que je n'étais, consciemment, qu'ennuyé, pestant et regimbant. Combien il m'avait délivré du souci de la forme, me permettant d'être tout entier attentif à ce petit orgueil qui pousse « ceux qui écrivent » à prendre quand même la plume alors que, on le sait, tout a déjà été dit. Dans mon esprit, à chaque instant ou presque de l'acte d'écriture, Mme S. est à l’œuvre.
Pourtant, si l'on en croit la légende familiale, l'affaire n'était pas entendue. À la première réunion de parents d'élèves de mon année de sixième, mes parents, probablement consternés par une de mes premières « rédactions », avaient dit, inquiets, déjà, pour mon avenir, à Mme S. : « Cet enfant ne sait pas rédiger ! », laquelle avait répondu en riant qu'elle était là, précisément, pour me l'apprendre. Ce qu'elle fit, semble-t-il.
Au long des trente-cinq années qui s'écoulèrent après ma classe de troisième, je repensai souvent à Mme S. et tentai même de trouver son adresse, à la parution de mon premier livre, pour le lui envoyer, en vain. Elle enseignait désormais ailleurs et n'habitait plus dans la ville où je vivais également alors.
Pour l'avoir longuement fréquentée, donc, dans les marges de mes copies et sur les bulletins trimestriels, l'écriture m'était familière, et la lecture de la lettre, je l'ai dit, abolit le temps passé. Mme S. y évoquait avec une très grande précision, acuité de souvenir, la classe de troisième dont je faisais partie — une des plus dégourdies, et une des dernières aussi vives, qu'elle ait eues, m'expliqua-t-elle plus tard, ceci expliquant cela. Elle était heureuse, depuis une quinzaine d'années, de me suivre de livre en livre, mais avait longtemps hésité à m'écrire parce qu'il y avait quelque chose d'intimidant dans le fait d'écrire à un écrivain. C'était le monde a l'envers puisque, les trente-cinq ans abolis, je n'étais pas un écrivain mais son élève, ou plus exactement puisque sa lettre me permettait ce prodigieux grand écart : être à la fois celui que j'avais été et celui que j'étais, quand cela faisait des années et des années que je n'avais plus le moindre contact avec celui que j'avais été.
Je ne suis pas par hasard un lecteur régulier d'À la recherche du temps perdu, je sais combien cette lecture s'est nouée, dans l'opacité la plus totale de mes dix-huit ans, à mon devenir d'écrivain, combien elle m'a, par la suite, éclairé sur le rôle qu'ont joué, dans mon histoire personnelle, les glissements toujours plus discordants des différentes plaques de temps et les éventuels tremblements de l'être qu'ils ont occasionnés, sur la foi mise en l'écriture pour parvenir à ne pas disparaître dans ces failles. Mais d'être mieux armé ne dispense pas de combattre.
Et, au hasard de l'évocation de ses souvenirs, cette phrase de Mme S. : Tu te tenais en réserve. Ces cinq mots tout simples touchaient au plus juste, au plus précis, au plus profondément vrai de ce que j'avais été, de ce que, en réalité, j'étais depuis toujours, de ce que je n'avais jamais cessé d'être : en réserve. Je tenais entre les mains, paisiblement alignées au milieu de la lettre sous la forme de ces cinq mots, deux vraies minutes de l'année 1975 avec lesquelles aucun autre procédé, aucune autre alchimie ne m'aurait permis d'entrer en contact. J’étais soudain de nouveau celui que j'étais alors, dont me sépare pourtant irrémédiablement une épaisse paroi de verre, sans cesser d'être celui que j'étais entre-temps devenu.
En réserve de quoi se tient-on quand on se prend à œuvrer ? De ce qu'il y aura à dire, plus tard, après qu'ils auront eu lieu, des événements auxquels nous sommes mêlés, ce qui fait de nous des êtres doubles : attentifs, au moment de l'action, à ce qui, dans le présent, deviendra passé' à coucher sur le papier ou à faire entrer dans un tableau, dans le champ d'une caméra ; guettant, au moment du travail, ce qui, dans le passé, nécessite à présent une explication à donner sous forme de mots ou d'images. Cette dualité a davantage à voir avec la rumination qu'avec la complétude. Elle ne nous hisse pas au-dessus du lot ni ne nous donne aucun droit, elle nous incite, sachant que nous ne sommes pas au présent, à nous effacer toujours plus derrière nos entreprises, à nous faire flocon de neige, à disparaître.
(pp. 116-120)
[…] Comme d'aucun retranché dans sa chambre capitonnée de liège à restituer l'enchantement des années d'oisiveté, le délicat parfum des souffrances journalières, l'effacement programmé de ces subtilités infinies qui tissent une existence et qu'on voudrait bien retenir un peu plus. Ou d'aucune, derrière sa caméra, déléguant à des centaines d'autres le soin de dire l'émotion extrême, insensée où l'a à jamais jetée la lecture d'À la recherche du temps perdu, la démultipliant à l'infini, la convoquant toutes les deux pages pour qu'à l'écran de nouveau elle s'affiche, toujours neuve, toujours intacte, toujours telle qu'au premier jour, extrême, violente, absolument imparable, tout enserrée qu'elle soit dans le rituel cinématographique.
Cette nécessité, pour certains vitale, de disparition de l'artiste derrière son œuvre s'accommode mal (c'est un euphémisme) de l'impératif de visibilité auquel il est désormais soumis de façon croissante, puisqu'il semble que la société ne se satisfait plus des seules œuvres, qu'elle désire en plus se payer sur la bête, en l'occurrence le corps de l'auteur. Imagine-t-on Proust au Salon du livre, ou même à une causerie de la Société des gens de lettres ? Autres temps, autres mœurs, je sais ; n'empêche, je me réjouis qu'il soit à jamais à l'abri de ses parois de liège, perdu dans ses fumigations, comme je me réjouis que Genet soit resté insaisissable, Blanchot irreprésenté.
Ce n'est pas par hasard que les auteurs dressent leur œuvre entre le monde et eux, cette interposition est évidemment la condition première de son élaboration. Si l'on s'avise d'écarter les pans du rideau ainsi tiré, on prend le risque de la déconvenue, de n'avoir plus sur les doigts qu'un peu de neige qui fond, un peu d'eau qui dégoutte. […]
J'emprunterais volontiers à l'infinie subtilité japonaise l'expression sasameyuki, que Tanizaki a utilisée comme titre d'un de ses romans, bruine de neige, pour désigner l'état intermédiaire où nous voudrions bien demeurer longtemps, dans une suspension prolongée, déjà plus tout à fait flocon mais pas encore goutte d'eau, quand nous sommes au cœur de cet exercice d'effacement de soi en quoi consiste aussi notre travail, effacement que Proust a prodigieusement raffiné puisque, ne parlant guère que de lui, il ne parle en réalité que de nous, qui le lisons infiniment.
(pp. 218-219)