907 - Journal d'un conscrit (33) [in memoriam J.-M.]
Le 17 [juillet 1984]. Après-midi. Bureau.
C’est un calme inouï. Cela plane au-dessus de nous, suspension que l’on interroge, après une débauche de papiers qu’il a fallu taper, orthographier, transcrire et classer. En profiterai-je longtemps ?
C’en est presque ennuyeux. J’ai écrit plusieurs « candidatures spontanées » à des organismes de formation, ce matin ; mais je n’en ai plus le courage à présent. Et j’ai peur d’avoir trop peu à dire pour t’écrire longtemps.
Je songeais que c’est bientôt ton anniversaire. Que je devrais faire un effort d’écriture, m’essayer à une lettre qui, en sourdine, orchestrerait bien cela. Je crois bien que j’en suis incapable, finalement.
Je crois qu’au bout de neuf jours sans rien, obstinément, que ces murs et C****, ma volonté, mon imagination, ma patience en viennent à flancher. N’importe quoi peut devenir motif d’insatisfaction, dans ces conditions. Le temps, en particulier, a tout l’air de piétiner, ce qui se fait fort désagréable. Je n’ai plus de patience essentielle.
Car **** me manque malgré tout ce que de plaisir je peux goûter en compagnie de Thierry, ma seule préoccupation affective de l’heure et de l’endroit. Je l’ai invité hier à manger au restaurant yougoslave. Ce fut une bonne soirée, mais tout le charme s’en est évanoui lorsque la caserne nous a repris. Ce midi, je suis allé dans sa chambre. La fatigue a coupé tout l’enthousiasme. Tant pour lui que pour moi. J’en ai conçu une brusque déprime. Tandis qu’il s’endormait, j’ai écrit ceci :
Fenêtre ouverte. Silence au-delà de la musique, silence toujours. Silence ample et lourd, que je partage avec le silence alentour.
Quand donc y a-t-il ce drame de choisir de se taire ? Comme un devoir menaçant dont je prends ombrage ?
Par-delà la fenêtre, le monde est clos.
Clôture dont je souffre absolument.
Je serai bien bien loin. Caressant des projets vagues. Plutôt que d’être cette eau fanée, cette fleur dormante, — bien sûr — , — et malheureuses de se forcer à ne pas bouger.
L’on dit : tapi dans l’ombre. Embusqué. Recroquevillé. L’on dit : mélancolie, couleur d’âme, cancer, silence, cancer, silence, immobilité. Mais ce demeure si terriblement plus complexe que ces mots que je ne puis empêcher l’amertume de sourdre, la douleur, le terrassement de l’incertitude, la pâle copie d’une suicidaire envie qu’active la fenêtre — qui tous chercheraient à se satisfaire d’écrire un peu.
Etre si durement coupé de ce que l’on sent. Ne pas pouvoir, ne pas savoir l’exprimer. Et même la joie, lorsqu’elle arrive. Je ne conçois bien de même distance que dans certaines ironies. Quand elles sont, en fait, de la pudeur.
L’on transcendera ces pas-là. Rien n’est plus inutile que de chercher à parler inutilement [!], à s’en gâcher le paysage. Rien n’est plus stérile, assurément.
Mieux que se taire : partir. Mais, ici, comment fuir ?
Cette épaisseur d’être là quand on se souhaiterait subtil, et volatile…
A moins de l’insolence.
Ah ! l’insolence ! j’en appelle à l’insolence, si salvatrice, si naturellement douée. Fille de la révolte, mais sage encore de n’être pas la violence — elle qui ne s’enlise jamais. Si folle, folle, folle. Où est-elle en moi ? — prête à éclore. Elle a ce « chic » de m’être encore insubordonnée.
Et cette ironie-ci, c’est bien d’elle dont je parlais il y a peu ! C’est bien de moi, comme d’une fenêtre. Béément.
Cela me rappelle combien, pour un autre contexte, il était terrible de devoir partager avec J.-L. l’univers contraignant du lycée alors même que nous nous hissions à peine hors du lit, à hauteur du monde — d’un réel souvent sinistre qui nous levait parfois dans une conscience malheureuse.