916 - Ricaduta italiana (V)
RÉCIDIVE ITALIENNE
Journal extime, automne 2018
(Paris, Venise - Ferrare - Bologne, Paris)
V
23 octobre
Matin
Il fait froid et j’espère ne pas devoir attendre trop longtemps à l’extérieur de la Fondation Louis Vuitton, vers laquelle je me hâte. Il est 9 heures 15 lorsque j’y parviens enfin, et j’entre dans la poignée de secondes qui suit mon arrivée.
Autre agrément : il ne se trouve que peu de monde d’abord dans les premières salles consacrées à Egon Schiele. Je serai cependant bientôt rejoint par les visiteurs de 9 heures 30, mon avance sur leur contingentement se réduisant à mesure de leurs arrêts devant les œuvres, généralement plus courts que les miens. L’espace, cependant, est tel qu’on ne se bouscule que peu pour faire face aux toiles et dessins.
L’exposition Egon Schiele complète la visite que j’avais faite au Leopold Museum, d'autant que, me semble-t-il, n’ont pas été importées de Vienne beaucoup d’œuvres.
Jeune garçon nu, couché sur une couverture à motifs, 1908, Crayon, gouache, peinture or et encre de Chine sur papier, Leopold Museum, Vienne
Garçon recroquevillé (Paul Erdmann), 1915, Tempera et graphite sur papier, The Israel Museum, Jérusalem
Comme à Vienne, ce sont surtout les autoportraits qui me saisissent, comme autant d’écorchés mis à nu.
Autoportrait au gilet, debout, 1911, Gouache, aquarelle et crayon gras sur papier, monté sur carton, Ernst Pliol, Vienne
Autoportrait en gilet, le coude droit levé, 1914, Gouache, aquarelle, crayon gras et crayon sur papier, Collection particulière
Jean-Michel Basquiat — que j’ai prénommé Jérôme la veille pour je ne sais quelle raison, obscure ou éclairée, ce pour quoi Aymeric m’avait repris —, dont j’ignorais à peu près tout malgré le secours d’émissions radiophoniques ou télévisées venues jusqu’à moi sans aucune investigation de ma part — impose aussi à l’œil ses couleurs et ses grands formats — sans me conquérir toujours tout à fait.
Sans titre, 1981, Acrylique, crayon gras, feutre, crayon et collage sur toile, Collection Peter Marino
La Hara, 1981, Acrylique et crayon gras sur bois, Collection Arora
St. Joe Louis Surrounded by Snakes, 1981, Acrylique, pastel et collage papier sur toile, Collection Stephanie Seymour Brant
Santo 2, 1982, Acrylique, crayon gras et papier sur toile montée sur châssis en lattes de bois croisées, The Broad Art Foundation
Sans titre, vers 1984-1985, Acrylique et collage sur papier marouflé sur panneau alvéolaire, Collection particulière
Riding with Death, 1988, Acrylique et crayon gras sur toile, Collection particulière
* * *
Il fait meilleur que deux heures plus tôt quand je me retrouve sur la terrasse, et le ciel est autrement plus dégagé qu’en février de l’année précédente lorsque j’étais venu voir l’exposition de la collection Chtchoukine.
* * *
J’ai tout mon temps au retour pour déjeuner, effacer les traces de mon passage et préparer mon bagage
(Le dictaphone, vanté par Aymeric, échoue trop souvent à transcrire mes phrases : son lexique s’avère très limité).
Précisément, je reçois un SMS d’Aymeric :
Bonjour Romain,
J’espère que tu n’as trop attendu ce matin dans le froid à la Fondation Vuitton. Bon voyage et merci pour la soirée d’hier. Le restau n’était pas un choix très judicieux. Bruyant et pas très bon. On se rattrapera une prochaine fois.
Amitiés.
Après-midi, Orly
Des gens dont l’énervement est palpable piétinent dans les limbes aéroportuaires. Je m’en avise alors : je suis vraiment détendu — comme rarement, en fait.
Ma voisine — elle s’était mis la tête entre les bras au moment du décollage et de l’atterrissage — se signe trois fois après l’atterrissage à Venise, en remerciement à un dieu dont je construis un instant une image en partie supposée mais vraisemblable, un dieu somme toute assez proche de celui de Rimbaud dans son poème “Le Mal”.
Soir, Venise, Mestre
J’en retrouve facilement le guichet et achète à l’aéroport une carte de transport. Mon interlocutrice me prévient d’une grève des transports vendredi et me vend en conséquence une carte valable quarante-huit heures seulement, laquelle inclut le transport en autobus de l’aéroport à la gare de Mestre. Je la remercie du bon procédé.
Depuis la gare de Mestre, arrêt auquel je suis descendu, je parcours un kilomètre environ et suis cinq minutes en avance.
Trois personnes, deux hommes et une femme, m’attendent de pied ferme et m’assaillent de sourires, de paroles aimables, d’explications et de toutes sortes de recommandations. Ils m’évoquent, je ne sais pourquoi, les collègues de bureau de Joseph K. dans le film d’Orson Welles le Procès. Tant de gentillesse concertée effare un peu.
Comme à Naples et à Vérone le soir de mon arrivé, en raison de l’heure avancée déjà, je sacrifie au rite d’une pizza roborative — et bonne -— dans un restaurant que mes hôtes m’ont recommandée de l’autre côté de la rue, tout en songeant à T., à qui je vante souvent les pizzas d’Italie.