926 - Journal d'un conscrit (36) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

 

 

926 - Journal d'un conscrit (36) [in memoriam J.-M.]

[24 juillet 1984,] 19 h 50

 

Ce soir, je ne me sens pas bien, tant que c’en est une consolation. J’ai l’impression d’une vie pleine, car je sais que ce sont des sentiments, ou des sensations vagues s’en approchant, qui me malmènent ainsi. Je n’ai plus rien de la mécanique imbécile que j’ai été toute la journée. De sorte que c’en est presque rassurant.

Plusieurs raisons à cela. Sans importance, en fait.

Demain seront « libérés » les gens « incorporés » en août 1983. Ils ont fait leur temps. Il y a toujours à la veille de ce genre d’événement une ambiance électrique exaspérée.

L’un d’eux avait apporté une bouteille d’alcool. J’en ai bu un peu. Cela tenait beaucoup de l’eau de Cologne, à bien des points de vue. Lindsay, lui, en a bu plus que de raison après le repas de midi, et c’est très ivre qu’il allé au « rapport » du début de l’après-midi. Une heure à peine après, il vomissait dans la voiture des « Services techniques ». Il a été malade comme un chien tout le reste de l’après-midi.

 

Je ne sais pourquoi cela m’a tant atteint. Peut-être parce que je percevais pour la première fois son mal-être au sein des murs qui auront grillagé toute une année. Cette montagne qui accouchait d’une souris dans le gris de l’alcool se faisait tout à coup délétère, c’était à la surface d’une identité complexe une profondeur minutieusement dissimulée.

Complexe. Un Mauricien nanti d’autres prénoms anglais et français devenu français par accident doit trois cent soixante jours de son existence à une « patrie » qui n’est pas la sienne, n’a ni sa culture ni sa couleur de peau. C’est peut-être plus affolant encore que pour un pauvre petit Français d’origine et de souche, dans ces conditions, d’endosser un jour « du kaki ». Peut-être. Ce qui demeure certain, en dernière appréhension, c’est que, pour toutes sortes de raisons, Lindsay m’est certainement moins transparent que ne le sont A*** et J***, par exemple.

 

Je n’ai pas voulu sortir avec eux. Avec Lindsay, j’aurais volontiers pris un verre. Mais il dormait si profondément lorsque je suis sorti de ma douche que j’y ai renoncé. J’avais un rendez-vous on ne peut plus vague avec Thierry, qui avait de toute façon d’autres projets. Il n’était pas là quand j’ai frappé à la porte de sa chambre. A*** et J*** m’insupportent trop pour que, en dernier ressort, je sois malgré tout sorti avec eux.

 

Je suis donc seul à la terrasse de ce café, remâchant de sombres pensées, tout à ma déception de n’avoir pas vu, ne serait-ce qu’un instant, Thierry, mais délivré de toutes les impostures que l’on nous fait subir, momentanément absout par ce que les autres ressentent ou me font ressentir.

Avec un reste d’indicible ou d’inénarrable.

 

27 juillet 1984

 

Il faut me résoudre à terminer cette lettre, si je veux que tu la reçoives demain.

C’est à nouveau un quai de gare, mais avec la perspective d’un retour, après une semaine absolument contraignante, presque malheureuse. L’on rêve d’un week-end réparateur, dans ces conditions.

C’est le dernier week-end aussi où (j’espère) je vous verrai avant que vous partiez en vacances. J’ai fait, en effet, subir un tour de passe-passe à ma « D.O. », de sorte qu’elle soit placée la semaine prochaine et non la suivante — afin de bénéficier de trois jours de « permission » avant de jouir de « détentes » du 15 au 26 août prochains. Bref, l’on agit au mieux de ses intérêts.

J’aurai quelques consolations pour cette nouvelle fois où je serai « bloqué », que je devrai à Thierry. L’idée d’être ainsi son débiteur me plaît bien. Voilà :

Thierry et ses deux actuels collègues du « BPSR » ont quitté leur chambre en « BCS » pour habiter un local où sont entreposés les instruments de l’orchestre régimentaire, local déserté depuis le départ des musiciens, appartenant tous au « contingent » d’août de l’an dernier. Je vais donc me munir de partitions et pouvoir m’entraîner un peu sur les claviers électriques.

Mieux (du moins, par addition) : il me laisse la clé de leur chambre à présent vide pour y couler des jours heureux et solitaires. J’y aurai deux armoires pendant quatre semaines, après quoi eux réintègreront leur chambre, puisque seront « ventilés » fin août de nouveaux musiciens.

C’est une idée généreuse de la part de Thiery, qui me flatte par ce qu’elle a pu comprendre de mes besoins d’isolement.

Décidément, Lindsay et lui me rendent de « bons et loyaux services », qui me font plaisir — absolument.

 

(Le “Corail” se prête mal à mes écrits. Je cesse. Meilleures pensées en attendant de vous voir.)

 

A bientôt,

 

Romain

 

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