944 - À pas maltais (12)

Publié le par 1rΩm1

À pas maltais

 

Paris – La Valette - Paris, 27 décembre 2018 - 5 janvier 2019

 

(journal extime)

 

12

 

4 janvier, après-midi [suite]

 

Résumé : Nous visitons, Aymeric et moi, l’exposition

Fernand Khnopff, le maître de l’énigme, au Petit Palais.

 

*  *  *

 

Nous sommes restés deux heures (sans sacrifier pour autant aux dispositifs audio des salles — dans l’un des écouteurs à disposition du public, j’entendrai le premier vers de “Harmonie du soir”, me dispensant de la suite du poème, le rapprochement du poème avec l’univers de Péladan me paraissant excessif, Baudelaire n’ayant jamais sombré dans un mysticisme de pacotille, malgré Swedenborg et trouvant en lui des « correspondances » qui relevaient d’une mystique moins religieuse qu’artistique, ce pour quoi on n’hésite guère à le suivre (ce qui est moins vrai pour le “rosicrucisme” auquel a pu céder Fernand Khnopff [pfff !])...

 

Je reprends mes affaires laissées au vestiaire et ­­— j’avais pensé qu’on pourrait aller au Louvre voir les toiles de Valentin de Bourgogne, mais Aymeric s’y est rendu récemment — nous devisons quant à l’endroit où nous rendre, puisque l'après-midi nous en laisse encore le temps.

 

Sur ma proposition, nous allons au Trocadéro voir les photographies de Sebastião Salgado exposées à l’occasion des soixante-dix ans de la Déclaration universelle des droits de l'homme.

 

© Internet

© Internet

Nous engouffrant dans la station de métro, la presse devant les portillons automatiques est telle que, comme les sorties sont ouvertes, à l’initiative d’Aymeric, nous entrons sans valider notre ticket.

 

Les photographies de Salgado sont très différentes de celles que je connaissais. Ce sont des photos de reportage, dont aucune n’appelle le cliché, sauf celle peut-être, étonnante, où l’on voit des enfants sous les lourdes bottes d’un oppresseur qui se constitue en fil rouge de l’exposition. Et ces visages paraissent exprimer, eux, une forme d’espérance, sinon de résistance, dont l’avenir pourrait germer, ces regards étonnés ou vacants pouvant s’armer de colère sans en rabattre d’une forme d’innocence…

 

Pendant une manifestation de soutien au MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola), Luanda, Angola, 1975

Pendant une manifestation de soutien au MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola), Luanda, Angola, 1975

Tout en déambulant, Aymeric dit ne pas trop apprécier le format (vraisemblablement agrandi) ni, par là, le grain des photographies exposées : afin de réduire la pixellisation — davantage des points d’ailleurs que des carrés — des images, il s’est plusieurs fois reculé pour en mieux apprécier et la netteté et la composition d’ensemble, mais n'a pas été convaincu que ce qu’il voyait était en rapport avec l’effet voulu.

 

Nous parcourons très vite l’autre exposition, Néandertalien, pédagogique en diable, destinée aux enfants — des enfants que nous ne sommes plus (et n’avons peut-être jamais bien été), Aymeric et moi. Et nous accélérons le pas encore afin de nous faire une photographie d’ensemble des collections permanentes, l’heure de la fermeture étant très proche, des gardiens nous refoulant de toute façon de salle en salle.

 

Nous retrouvons bientôt une même foule massée dans le métro. Cette fois, on nous enjoint à passer par les accès de sortie.

Nous parlons de choses et d’autres durant notre trajet debout jusque Oberkampf : du dix millionième de fréquentations franchi — j’avais retenu deux pour ma part, mais par confusion probable avec les deux millions de touristes à Malte en 2017 — au Louvre, de l’exposition sur Leonardo de Vinci, des rodomontades de la Ministre de  la culture italienne à ce propos.

 

Nous prenons un premier verre dans le bar près de chez F. et Pascal, ainsi que l’habitude en est désormais prise.

 

Enfin assis, j’enjoins Aymeric de me parler de l’appartement pour lequel il vient de signer un compromis de vente.

La maison de F***, en effet, avait été vendue en cours d’année, avec une promesse d’achat pour septembre 2019. Mais, après que l’acquéreur s’était vu dans l’impossibilité de faire des travaux d’extension (refus émanant d’une mairie qui sait ses administrés rétifs aux transformations de son patrimoine pavillonnaire), l’acheteur supposé avait rompu le compromis de vente.

Sachant leur interlocuteur procédurier, Aymeric et C*** avaient renoncé à toute idée de dédommagement et s’étaient donc résigné à tout recommencer.

Ils avaient alors fait appel au même cabinet immobilier que précédemment, qui s’était fait fort de vendre à nouveau le pavillon. De fait, les seconds visiteurs avaient été séduits — mais, cette fois, une promesse de vente avait été négociée pour mi-avril, mettant ainsi Aymeric beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait envisagé à la rue.

 

Le choix se posait pour lui d’une ville suffisamment proche de Paris, ce dont nous avions parlé plusieurs fois. Aymeric avait bien remarqué un appartement à F*** resté en vente depuis six mois. Après quelques visites infructueuses, il s’était finalement décidé à le voir, non sans lui trouver quelques agréments — des pièces assez grandes, bien disposées, une surface totale de 53 m2, un local souterrain où entreposer son vélo — en dépit de son mauvais état général, toute l’électricité, la cuisine et la salle de bains, les papiers peints et peintures étant à refaire…

Et Aymeric d’émettre une contre-proposition ferme à 210 000 euros (soit 30 000 de moins que le prix initial). L’ensemble des héritiers de l’appartement se met finalement d’accord, et un compromis est signé.

 

Aymeric m’explique que, pour les travaux — ce pour quoi il n’a ni le goût ni même l’imagination, précise-t-il —, il prendra un maître d’œuvre. Il se déchargera tout à fait ainsi de la fonction de chef de chantier. Je m’en amuse intérieurement : je n’ai, comme lui, pas de dons d’architecte, alors même que mes parents ont eu souvent un certain génie pour transformer les lieux où ils habitaient, y déployant même un enthousiasme jamais démenti ; mais il arrive que bon sang puisse mentir ! Cependant, et rapportant à moi qui serais en la circonstance beaucoup plus inquiet, je trouve Aymeric bien serein.

Je chasse le doute qui m’assaille à part moi, et souhaite qu’il ne rencontre ni difficultés ni retard de travaux.

 

Nous faisons des courses dans ce magasin de surgelés dont nous sommes les chalands habituels lorsqu’il s’agit d’improviser un repas. Le matin même, j’ai cependant acheté un avocat sur le marché du boulevard Lenoir, des clémentines, du vin chez un caviste — et, au même endroit, une écrasée de pommes de terre à la truffe. Aymeric n’aime pas la truffe, me dit-il. Il choisit notre plat de résistance.

 

Je raconte le décès du voisin du premier étage de l’immeuble, mort dans son lit et découvert seulement après huit jours, selon ce que m’ont raconté Son et C*** croisés dans l’escalier. Esseulé, sans contact connu, famille ou amis, cet émigré roumain [?] était néanmoins connu de la clientèle d’un bar-PMU de quartier où, pris de boisson et de paris, il avait ses habitudes. Aussi les clients de l’endroit s’étaient-ils étonnés de ne plus le voir, donnant l’alerte — et c’est ainsi qu’il avait été trouvé mort. Shun a laissé un mot sur la porte au cas où des connaissances du vieil homme passeraient dans l’immeuble.

La succession sera sans doute compliquée à établir.

 

Soir

 

Après les préparatifs et le début de notre dîner, nous reprenons une conversation au long cours.

Il me parle longuement et avec émotion — « je ne souhaite cela à personne », me dit-il — de sa mère. Sa fratrie et lui ont dû la placer dans un Ehpad pour lequel avait été réservée préalablement une place, les uns et les autres la voyant de moins en moins autonome, tout en repoussant le plus possible l’échéance.

C’est ainsi que sa mère ayant désormais peur la nuit, le frère cadet d’Aymeric qui habite sur place venait dormir chez elle. Mais ce n’était évidemment pas une situation ni vraiment tenable, ni envisageable dans le long terme.

Or, à la faveur d’un décès, une place se libérait opportunément du samedi au mardi, et il fallait agir au plus vite. Restait à convaincre la principale intéressée.

 

La mère d’Aymeric, une Bretonne « de la terre », apprenant où l’Ehpad était situé, a d’abord refusé de se mêler aux « gens de Cancale », ces Bretons « de la mer » qui prennent de haut les habitants de la Bretagne intérieure.

Ironie du sort : la seule personne de Cancale qu’elle connaissait était celui qui venait de mourir, lui cédant involontairement [!] sa place. La mère d’Aymeric avait d’ailleurs lu la rubrique nécrologique dans le journal local, mais sans établir de rapprochement.

Or, allant sur place et avisant une étiquette arborant le nom du mort sur la porte de la chambre en face, Aymeric avait fait discrètement retirer cette carte de visite importune…

 

Mêlée à des femmes plus âgées, impotentes ou séniles, la mère d’Aymeric ne veut naturellement pas rester — et réclame incessamment son retour chez elle.

 

C’est donc un combat permanent des uns et des autres pour la maintenir dans les lieux — sa place ne se trouve assurée que jusqu’au 6 février —, sans trop ni promettre ni mentir, ce qui suppose des trésors de diplomatie, de subtilité rhétorique, d’ingéniosité verbale nécessairement malaisée.

Sa mémoire du présent est si complètement envolée, en outre, que de mêmes palabres reviennent incessamment, épuisant tous les interlocuteurs.

 

Je parle alors de ma propre mère, devenue une plante qui se transporte d’un lieu à un autre, sans guère plus d’activités que celles auxquelles mon père l’exhorte (se lever, manger, se laver, aller aux toilettes).

Aymeric me dit que son propre père n’y aurait pas résisté.

(Naturellement, devisant ainsi, c’est un devenir possible à quoi nous sommes confrontés. Aymeric me dit qu’il prendrait les décisions nécessaires au cas où il se verrait diminuer. Encore faut-il que la lucidité soit encore là, ne puis-je m’empêcher d’ajouter.)

 

Après dîner, nous prenons un second verre.

Le bar dans lequel nous nous installons s’avère vite très bruyant, trop pour que nous puissions avoir vraiment plaisir à deviser.

La fumée de la terrasse pénètre sous le vitrage de cette extension de la salle principale, autre désagrément.

 

 

Nous parlons de livres, de Mathieu Riboulet — dont Aymeric s’émerveille mais aussi s’agace en ce qu'il ne tient pas toujours, à son avis, toutes ses promesses, toutes ses virtualités. Je crois comprendre ce qu’il dit, mais trouve Aymeric sévère : j’ai déballé de sa cellophane le Corps des anges pour le lire à longs traits, puis d’une seule traite dans l’avion. J’apprends que T*** lui a offert certains titres, pendant que, de mon côté, je le faisais aussi. Je m’amuse de cette coïncidence.

Nous parlons aussi de N***, de Duncan, d’Adrien… Ces disparaissants me reviendront-ils : dans quel état, district, parfum — et quand ?

 

Cependant, il est bientôt 23 heures.

Je donne le signal de départ, d’autant que nos voisins sont dans le rire démonstrativement exagéré et nous fracassent les tympans.

 

Nous nous quittons avec la perspective de nous voir bientôt, à mon retour de Sicile.

 

 

 

 

 

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