Archive GA - LXXXI
Archive GA - LXXXI
De noir, de rouge et d’acier
de Anaïs NIN, “Je suis le plus malade des surréalistes”, la Cloche de Verre, Editions “Des femmes”, 1976, pp. 64-67 :
Comme je ne répondais pas, il ajouta : « J'aime votre silence. Vous avez le même silence que moi. Vous êtes la seule personne devant qui mon propre silence ne me gêne pas. Vous avez un silence véhément, où l'on dirait que l'on sent passer des essences. Je le sens étrangement vivant, comme une trappe ouverte sur un gouffre où l'on sentirait le murmure silencieux et secret de la terre. »
Ses yeux étaient bleus de langueur, puis brusquement s'assombrissaient de douleur et de révolte. C'était un écheveau de nerfs entremêlés, vibrant dans toutes les directions, sans un noyau de paix.
« Je sens votre silence mouvant qui me parle et me donne envie de sangloter de joie. Vous habitez un domaine différent du mien, vous êtes mon complément. S'il est vrai que nos imaginations aiment les mêmes images, souhaitent les mêmes formes, physiquement, organiquement, vous êtes le chaud alors que je suis le froid. Vous êtes la chose ondoyante, voluptueuse, alors que je suis dur. Je suis calciné. Je suis un minéral. Ce que je redoute le plus c'est de vous perdre, dans une de ces périodes où je suis moi séparé de moi. Quelle joie divine ce serait de posséder un être tel que vous, qui êtes si évanescente, si fuyante. »
« Mon frère, mon frère, avais-je envie de dire, vous vous méprenez sur la nature de notre amour. »
« Vous ne me suivrez jamais dans la destruction, dans la mort. »
« Je vous suivrai partout. »
« Avec vous je pourrais remonter des abîmes au fond desquels j'ai vécu. J'ai lutté pour révéler le fonctionnement de l'âme au-delà de la vie, dans ses morts. Je n'ai transcrit que des avortements. Je suis moi-même un abîme absolu. Je ne peux imaginer mon moi que comme une âme phosphoreuse de toutes ses rencontres avec l'obscurité. Je suis celui qui a ressenti le plus profondément les balbutiements de la langue dans ses relations avec la pensée. Je suis celui qui a le mieux saisi ses glissements. Je suis celui qui connaît les recoins de la perte. Celui qui a atteint des états qu'on ne nomme jamais, des états d'âme comme ceux des damnés. J'ai connu ces avortements de l'esprit, la conscience des échecs, j'ai connu ces moments où l'esprit sombre dans l'obscurité, se perd. Tel a été le pain quotidien de mes journées, ma recherche constante, obsessionnelle, de l'irrémissible. »
Avant que ses paupières ne retombent, les prunelles remontèrent et je ne vis plus que le blanc de ses yeux. Les paupières s'abaissèrent sur ce blanc et je me demandai ce qu'étaient devenus les yeux. J'avais peur de les voir se rouvrir sur des orbites vides comme celles de la statue d'Héliogabale.
Il se tenait droit, rigide comme un bloc de silex, noble et fier. Il eut un brusque éclair de joie dans le regard quand je lui dis : « Je vous suivrai où vous voudrez. J'aime votre douleur. Il existe des mondes profonds que nous touchons chaque fois que nous sombrons, que nous sommes anéantis. Il existe des profondeurs extrêmes que nous n'atteignons qu'en mourant. »
Ses gestes étaient lents et lourds comme ceux d'un hypnotiseur. Il ne me touchait pas. Ses mains erraient seulement autour de moi, me frôlaient les épaules, chargées d'une force magnétique, tyranniques, cherchant à soumettre. J'étais venue vêtue de noir, de rouge et d'acier, avec un bracelet et un collier d'acier, vêtue comme un guerrier pour qu'Artaud ne me touchât pas. Je sentais son désir oppressant, tendu, obsédant. Je sentais sa présence de plus en plus violente, envahissante, fer et flammes blanches.
Publié le 22 mai 2010 à 11 h 47