954 - Ricaduta siciliana (6)
À PAS RÉPÉTÉS
Ricaduta siciliana
(de Paname à Palerme, de Palerme à Paname)
Journal extime
(10 février - 21 février 2019)
6
Jeudi 14
Matin
Comme nous nous sommes couchés tôt la veille, nous nous levons en conséquence, et, forts du temps qui nous est offert, décidons de visiter la Villa Palagonia à Bagheria.
Alors que je m’apprête à finaliser l’achat d’un billet sur une machine automatique, le départ du train étant imminent, M.-C. veut à toute force que je l’achète auprès d’un guichetier : agissant ainsi, je signe, selon elle, la disparition prochaine des emplois de préposés — et, quoique agacé de son argumentaire (qui me rappelle celui des pâtes industrielles de l’avant-veille, et même si je lui donne raison à quelque titre), j’obtempère.
Nous courons presque pour attraper le train.
Les grotesques de la Villa Palagonia sont saisissants. Et, avantage insigne que nous mesurons bien, nous sommes seuls à visiter les lieux.
A l’intérieur, après avoir gravi un escalier à double volée de marches, les trompe-l’œil du vestibule en ellipse — des fresques de Salvatore Gravina représentant les travaux d'Hercule —, les miroirs ternis et piqués en partie peints de la grande salle rendent assez mal compte sans doute de la splendeur passée des lieux, mais laissent tout de même imaginer les jeux d’optique et d’esprit qui devaient les animer, de grands noms entourés de palmes et de lauriers figurant sur les murs d'une dernière salle (les appartements privés de la villa étant malheureusement fermés au public)1.
* * *
Nous sommes aussi peu nombreux à la Villa Cattolica au Museo Guttuso, mais pour des raisons plus compréhensibles, les toiles de Renato Guttuso et de ses confrères n’étant pas toujours à la hauteur de nos attentes…
Pina Cali (1905-1949), Annunciazione anni ’30 (L’angelo annunziante à stato dipinto dal marito Silvestre Cuffaro)
Nous nous consolons (en partie) avec quelques chariots siciliens sculptés ou peints pour la couleur locale
ainsi qu’un espace dévolu à des affiches de cinéma, qui appellent quelques réminiscences heureuses — et quelques devinettes parfois, les titres italiens des films ne correspondant pas toujours aux titres français, l'original (comme ici) n'étant pas toujours précisé...
Après-midi
Il est bientôt l’heure de déjeuner. Un nouveau différend s’est fait jour entre M.-C. et moi : sortant de la villa Palagonia, j’avais voulu regarder sur mon téléphone pour un restaurant dont elle croyait se souvenir, et M.-C. m’avait à nouveau interrompu sur ma lancée : pas besoin de machine, on trouverait au petit bonheur la chance gastronomique. Je m’étais à nouveau irrité, n'aimant pas beaucoup m’en remettre au hasard pour le bonheur de mon ventre.
Nous déjeunons dans une trattoria proche de la gare de pâtes aux sardines — correctes, offrant finalement un râtelier démocratique tant par sa clientèle que pour ses prix.
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1Je ne sais pourquoi, je ne me satisfais guère des explications apportées par les uns et les autres à ces dispositifs divers dont la villa s’est dotée : leur fantasmagorie déconcerte, stupéfie, rebute, voire apeure les uns et les autres. Il y entre (peut-être) une fantaisie artiste, sérieuse et joueuse qui me paraît manquer à ces glossateurs — en même temps (sans doute ?) qu’une volonté des maîtres des lieux d’éblouir et d’étourdir tout autant que d’inquiéter et d’amuser. Que les « monstres » des lieux déconcertent est dans tous les cas aussi réjouissant que les créatures qu’on y croise…
A parcourir le sommaire bibliographique que je vois sur la toile, je me dis aussi que c’est bien d’une beauté toute particulière qu’il s’agit, et la filiation de Gautier à Baudelaire, voire à André Breton, me paraît bien résumée dans le titre de Mario Praz : Bellezza e bizzarria.
(Un article de Didier Laroque, “Les Miroirs de la Villa Palagonia” offre néanmoins des perspectives herméneutiques intéressantes. Je lui emprunte cette description et cet historique des lieux :
La villa, dont la construction fut décidée par Francesco Gravina, prince de Palagonia, est certainement l’édifice le plus complexe que composa [Tommaso Maria] Napoli. Elle présente deux façades incurvées à deux niveaux ; de grandes fenêtres y soulignent l’étage noble. À l’arrière, la façade forme une large courbe concave, flanquée de deux ailes droites ; un escalier double à volées droites en épouse le mouvement irrégulier, changeant plusieurs fois de direction. Sa réalisation s’étend sur plusieurs décennies. L’architecte et cartographe Agatino Daidone prend la suite de Napoli en 1725 ; tandis qu’à Francesco Gravina succède en 1737, en tant que maître d’ouvrage, son fils Sebastiano, qui meurt en 1746, puis son petit-fils, un excentrique. À ce dernier revient d’avoir décoré l’intérieur de la villa et la responsabilité du groupe des monstres aux crêtes des murs d’enceinte. Ces monstres, dont on put compter, avant le morcellement de la propriété, cinq cents statues, ont fait la grande réputation d’extravagance de cette villa, que l’on nomme couramment villa dei Mostri. Ils ne sont pas toujours inédits : les gnomes musiciens s’inspirent des gravures publiées par Filippo Bonanni, un jésuite proche du père Kircher. L’intérieur mérite l’attention, en particulier un salon d’entrée ovale, peint à fresque sur le thème des travaux d’Hercule (réalisé de 1799 à 1800) et le grand-salon aux murs plaqués de marbres appareillés et au plafond revêtu de fragments de miroirs, eux-mêmes agrémentés de peintures représentant une balustrade rococo dans la veine de Meissonier, des oiseaux, des chevaux, des nuages. Sans en apporter la preuve, Joseph Rykwert prétend que ce salon fut un temps également pavé de miroirs.
— Et quoi qu'il en soit, je ne me satisfais guère non plus de mes propres développements...)