972 - À la grecque (journal extime), 2
À la grecque
(Paris - Athènes - Paris : 7 avril - 17 avril 2019)
Journal extime
2
Dimanche 7 avril
Fin de matinée, Paris
Lorsque j’arrive rue P*** dans l’appartement de F. et Pascal où dorment des amis qui m’ont précédé et doivent repartir en début d’après-midi, personne ne semble levé.
Je m’effare un instant de ces verres de vin partout abandonnés sans avoir toujours été entièrement bus, de ces cendriers qui débordent de mégots, de ce remugle de tabac froid. La remise en ordre prendra du temps. (Je reste tout de même interloqué : jamais je n’aurais ainsi banqueté chez F. et Pascal.)
Je bourre comme je peux dans le réfrigérateur le repas indien pour deux acheté Gare de l’Est en prévision du dîner avec Aymeric et m’en vais sur la pointe des pieds avec l’idée de ne revenir que bien plus tard, pour permettre aux noceurs une station debout et active.
Je reçois un message de Patrice : il s’est fait mal au dos en faisant du ménage et annule notre rendez-vous devant l’Orangerie à 14 heures 30.
Après-midi
J’ai médit. La pente en est prise, il faut croire : je doute de plus en plus de mes contemporains... Quand je reviens, les amis de Pascal se sont envolés du nid, tout est rangé, les lieux ont été aérés, les mégots et les reliefs de nourriture ont tous disparu. Seule la poubelle, couvercle soulevé, crache des souvenirs de tabagie. J’ignore si le trousseau de clés avec la petite Tour Eiffel rouge est celui que Pascal m’avait dit vouloir récupérer, mais j’imagine que oui — et suis soulagé de cette remise en ordre.
Pascal, après que je lui ai envoyé un SMS, me le confirme par téléphone : les clés sont bien les siennes.
Je me rends donc seul à l’Orangerie pour l’exposition autour d’August Macke et Franz Marc et du mouvement du Blaue Reiter. J’ai souvenir d’une très belle et grande exposition sur le Brücke à Berlin et d’avoir déjà vu alors — peut-être dans le fonds permanent du musée — des œuvres de ce Cavalier bleu.
Franz Marc, les Loups (guerre balkanique), 1913 The Wolves (Balkan War) [Die Wölfe ; Balkankrieg], Huile sur toile, 70,8 x 139,7 cm, Etats-Unis, Buffalo (NY), Albright-Knox Art Gallery © Albright-Knox Art Gallery, Dist. RMN-Grand Palais / image AKAG
Je parcours les lieux une première fois et prends quelques clichés avec mon téléphone. L’écran en est si petit que je ne suis pas toujours certain de réussir mes prises.
August Macke, Notre jardin en fleurs, 1911, Huile sur toile sur carton, 64 x 47,5 cm, Hambourg, Kunsthalle
Beaucoup de peintures sont sous verre, et je renonce à les saisir. D’autres sont prohibées à la capture, et, si j’obtempère à l’injonction d’un pictogramme qui l’indique, je prends à la dérobée cette peinture, que je trouve très belle, parmi toutes.
August Macke, Portrait avec pommes [portrait d’Elisabeth, l’épouse du peintre], 1909, Huile sur toile, 66 x 59,5 cm, Städitische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau, Munich
C’est vers d’autres œuvres que celles des deux vedettes mises en avant que mon regard s’aimante souvent,
sans que m’en étonne la signature : Delaunay, Klee, Kandinsky.
Vassily Kandinsky, Murnau, rue avec attelage, 1909, Huile sur carton, 34 x 46 cm, Neue Galerie, New York
Robert Delaunay, Fenêtre sur la ville, 1925, Lithographie, 78 x 55 cm, Paris Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie
Paul Klee, Maison (liée par un ton gris moyen), 1915, Aquarelle sur papier grisâtre collé en plein sur carton, 14,5 x 20,7 cm, MNAM, Centre Pompidou, Paris
Je me reproche alors de me laisser aimanter par ce qui m’est plus familier, de ne pas me laisser prendre au contraire par quelque facture nouvelle ou inconnue.
Franz Marc, Jeune garçon avec un agneau (le bon Berger), 1911, Huile sur toile, 62,5 x 105 cm, New York, Salomon R. Guggenheim Museum © Internet
Franz Marc, Linge flottant dans le vent [Flatternde Wäsche im Wind], 1906 Huile sur toile sur carton, 19 x 36,2 cm Essen, Museum Folkwang © Internet
Entre tentation de l’abstraction (Franz Marc) et retour au figuratif en raison d’un voyage en Tunisie (August Macke), la dernière salle constitue un adieu ambigu, pour d’autres formes futures. Les deux hommes, cependant, n’y pourront mais, fauchés par la première guerre mondiale.
Je sors donc, pour revenir. Et, sur mes pas, je refais d’autres photographies, avec la tablette cette fois — pour mieux y revenir.
August Macke, Torrent de forêt [Waldbach], 1910, Huile sur toile, 61,6×61,3 cm,Bloomington, Eskenazi Museum of Art, Indiana University
C’est avec son secours, après avoir remisé le téléphone dans la gibecière, que, parcourant une énième fois la collection Walter-Guillaume, en songeant à Aymeric, je ferai cette capture — pour la lui envoyer ensuite.
Je m’essaie ensuite aux Nymphéas, téléphone en main, sans me convaincre tout à fait du résultat.
* * *
Au Musée du Jeu de Paume, la gratuité n’est pas de mise, et je rentre donc.
Fin d’après-midi
Je reçois un appel téléphonique d’A., toujours aussi logorrhéique. Entre autres paroles dispendieuses, elle s’attarde en excuses de ne m’avoir pas appelé depuis le 25 mars…
Elle a toujours pour elle-même des projets artistiques — ce qui est tout de même réjouissant —, mais elle se montre toujours en tension, en conflit avec des personnes dont les noms me sont tout à fait inconnus.
J’ai dû articuler quelques pauvres phrases quand A. songe à prendre de mes nouvelles. Elle approuve mon projet de dételer.
La conversation prend ensuite un tour politique, A. s’accordant à mes vues, comme elle fait toujours avec ses interlocuteurs, tant et si bien qu’on ne sait jamais exactement ce qu’elle pense.
Son appel aura duré cinquante-neuf minutes au total — ce qui, pour moi qui n’aime guère téléphoner, est exceptionnel. Je songe néanmoins à mes téléphonages avec Aymeric ; mais ceux-ci, sinon fondés en raison, sont mieux proportionnés, mieux équilibrés dans nos temps de parole — et toujours décidés ensemble par avance à un moment qui nous convienne alors que nous ne nous sommes pas donné de nouvelles ou ne nous sommes pas vus depuis longtemps…
Soir
Fatigué de ma journée, je regarde sur ma tablette le Lieu du crime. Si je l’ai jamais vu, je n’en avais aucun souvenir. J’aime beaucoup le moment où le personnage de Catherine Deneuve bascule après avoir vu le chemin de poils sur le ventre de Wadeck Stanczak. — Quand l’érotique fait corps (ô combien) avec une décision d'ordre éthique, même irréfléchie…