961 - Ricaduta siciliana (10)
À PAS RÉPÉTÉS
Ricaduta siciliana
(de Paname à Palerme, de Palerme à Paname)
Journal extime
(10 février - 21 février 2019)
10
17 février
Matin
Je prends seul tôt le train pour Cefalù, ville que M.-C. a vue déjà lors d’un séjour antérieur, contrairement à moi, qui n’avait fait d’excursion qu’à Ségeste.
Le préposé à l’ouverture des portes a déjà donné l’accès à la cathédrale lorsque j’arrive sur place. Mais il n’est personne à l’intérieur encore.
A l’intérieur du Duomo del SS. Salvatore, le Christ Pantocrator est là pour me consoler (au moins en partie) de n’avoir pu revoir celui de Monreale la veille.
Un entrelacs de cercles me rappelle celui vu l’avant-veille à la chapelle palatine, lequel tout aussi bien se trouvait déjà sur le pavement en mosaïque et marbre de San Cataldo.
Le cloître attenant à la cathédrale est fermé, ce qui — décidément ! — donnera (peut-être) l’occasion de revenir.
La ville est petite. Même en s’attardant, on en fait vite le tour.
J’ascensionne pour voir La Rocca, mais le site est payant, et je ne suis pas convaincu de l’intérêt qu’il y aurait à m’acquitter de mon obole. Je me contente de le photographier de loin.
Sous un franc soleil à présent, je reviens donc à mon point de départ, la cathédrale, mais en l’abordant par son chevet et son architecture extérieure.
Il est l’heure pour le préposé aux clés de fermer l’édifice à la mi-journée…
Nous sommes dimanche et la fréquence des trains du retour est moindre qu’en semaine, et j’ai le temps de manger une pizza avant celui de 13 h 18.
Après-midi
De la gare de Palerme, j’envoie un message à M.-C., qui se trouve aux abords du jardin botanique (elle aura paressé durant la matinée, ne se décidant à sortir qu’en début d’après-midi tant et si bien que je me dis que je n’ai pas dû ménager ses jambes auparavant).
Nous guidons nos pas par téléphone jusqu’à un point de rencontre.
Nous prenons un bus jusqu’à la Villa Igiea.
A la réception, nous apprenons que l’hôtel est fermé. On nous laisse cependant voir librement la salle à manger d’hiver.
Comment (et pourquoi) ne pas s’attarder un peu ?
En outre, même les tapis au pied des meubles sont beaux (ils se prennent pour des Veramin, on dirait !).
* * *
Le même chauffeur de bus nous cueille à l’arrêt que l’on nous a indiqué, qui nous rassure sur le trajet du retour : même si l’arrêt paraît tourner le dos à celui de l’aller, le bus nous conduira bel et bien au centre de Palerme.
Nous descendons dans un quartier résidentiel où nous apercevons une villa pseudo mauresque revisitée par la Belle Epoque.
Nous prenons ensuite un verre au même endroit que le soir de notre arrivée.
Un jeune serveur fort agréable à regarder évolue derrière le comptoir pour préparer les glaces ou les verres des clients.
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de Dominique FERNANDEZ, le Voyage d’Italie [sous-titré : Dictionnaire amoureux], “Palaces”, Editions Perrin, “tempus”, 2004 et 2007, pp. 507-509 :
Ville Igeia à Palerme
C’est d’abord le site qui enchante. Les fenêtres donnent sur la baie de Palerme, une des plus belles au monde. La ville s'étend à droite, à peine masquée par les gros navires en réparation et les grues du nouveau port. Leurs puissantes silhouettes, loin de nuire au paysage, nous rappellent que nous sommes aux portes d'une très grande ville, magnifique et mystérieuse. De l'autre côté de la rade, des montagnes découpent leur profil abrupt sur la mer. Sous les fenêtres, les jardins de l'hôtel descendent doucement jusqu'au rivage, par des terrasses où les essences de la flore méditerranéenne exhalent jusqu'à nous leurs fragrances. Pins maritimes, palmiers d'Afrique érigés sur leur tronc, palmiers nains de Sicile, yuccas aux branches horizontales comme des candélabres et aux feuilles pointues, lauriers-roses, hibiscus dont les fleurs rouges dardent un pistil protubérant.
Derrière le rideau d'arbres, la piscine surplombe la mer, à laquelle on peut accéder par un petit escalier. La vue est splendide : cargos au mouillage, ferrys dont la coque blanche trace un sillage éblouissant, silhouette grise du porte-avions américain, barques de pêche, yachts, voilà une baie vivante, en mouvement, qui change de couleur et d'aspect avec le passage des heures, l'ascension et le déclin du soleil. Comment se lasser d'un tel spectacle ? Pourtant l'hôtel lui-même, quand on commence à le découvrir, devient une source de surprises et d'émerveillements. On parle toujours de la Palerme grecque, de la Palerme arabe, de la Palerme normande, de la Palerme espagnole, de la Palerme baroque, à juste titre d'ailleurs, car peu de villes offrent un aussi riche amalgame de civilisations. Mais pourquoi, alors, négliger la Palerme Liberty, dont cette Villa Igiea est justement le témoignage le plus insigne? L'édifice fut construit en 1900, par l'architecte Ernesto Basile, qui ajouta au modern style européen des touches typiquement siciliennes. Ainsi, l'extérieur se présente comme un palais arabo-normand, massif, à deux grosses tours, crénelé. Fenêtres pointues en ogive.
A l'intérieur, d'immenses couloirs et des escaliers majestueux en proportion ont une grande allure de palace, mais l'architecte et le décorateur se sont surpassés dans les diverses salles à manger. Celle d'été, du côté de la mer, prolongée par une terrasse, est dans le goût néoclassique : agrémentée de fresques chinoisantes, de lustres feuillus à abat-jour roses, de miroirs à montures incrustées, de plafonds à moulures sinueuses, c'est un bon exemple de kitsch 1900. Le bar, bien que situé au rez-de-chaussée, est voûté comme une cave : mythe de l'ombre et de la caverne fraîche au pays du soleil !
Mais la merveille des merveilles, c'est la grande salle à manger d'hiver, achevée en 1908, chef-d'œuvre du goût Liberty, dont elle exalte avec une amusante rigueur la végétale exubérance. Le mobilier lui-même, les guéridons, les fauteuils, les paravents de cristal, ainsi que les armatures des portes et la corniche des miroirs, montrent le même style contourné et tarabiscoté que les nervures de la voûte et les poutres du plafond. Aux murs, qui sont très élevés (la salle a une hauteur de deux étages), d'immenses fresques dues au peintre Andrea de Maria célèbrent le triomphe de la femme, dans une nature aussi évanescente que sophistiquée. D'un côté, on voit le soleil surgir de la mer, et des bacchantes, à moitié nues ou drapées d'étoffes à fleurs, brandir des coupes pleines d'encens, courir dans un champ de narcisses, s'enivrer de lumière.
Ailleurs, près d'un étang où des cygnes s'étirent entre des plantes aquatiques, elles dansent de dionysiaques farandoles en agitant des guirlandes de roses. Sur le troisième mur, ce sont d'autres pâmoisons, d'autres extases, toujours dans ce style délicatement floral. Teintes pastel très pâles, comme il convient à ce ballet de sylphides, que Wagner aurait pu choisir telles quelles, et dans le même décor, pour ses filles-fleurs, s'il avait écrit Parsifal vingt ans plus tard, en élisant comme domicile à Palerme, au lieu de l'hôtel des Palmes, la Villa Igiea.
Du plafond pend un lustre extravagant, tout en longueur, soutenu par quatre paires de serpents en fer forgé, moins lustre que rampe de lumière, hérissée de feuilles de cristal.
Beaucoup de miroirs multiplient l'image des meubles et des fresques, et c'est la salle tout entière qui semble entrer dans la danse et s'abandonner aux rites et aux délires du printemps. Salle de bal idéale pour un Guépard 1900, plus que salle à manger... Ah ! qui dira encore que les Siciliens sont un peuple misogyne, après cet hommage éclatant rendu à la grâce et aux sortilèges féminins? Ces rondes de jeunes personnes court vêtues reposent l'œil et rachètent l'île des austères mammas en noir encore en faction devant leur seuil dans les rues tortueuses de Palerme.