970 - Pages choisies (et de circonstance… enfin, si l'on veut !)
The Woman taken in Adultery, c.1621 (oil on canvas) by Guercino (Giovanni Francesco Barbieri) (1591-1666), 98.2x122.7 cm © Internet.
de Gérard GENETTE, Figures V, Seuil, “Poétique”, 2002, pp. 134-136 :
Une foule hystérique s'apprête à lapider la femme adultère. Jésus intervient : « Que celui qui n'a jamais péché lui lance la première pierre. » Tout le monde s'arrête, sauf une autre femme, plus très jeune, mais très digne, qui s'avance avec un gros pavé, et écrabouille sauvagement la tête de la pécheresse. Alors Jésus : « Maman, tu fais chier ! »
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On trouve ici — au moins autant, et à mon sens plus profondément, que dans la fameuse « Passion considérée comme course de côte » d'Alfred Jarry — le ressort toujours efficace […] de la parodie sacrilège (on se souviendra que Freud range le blasphème parmi les variétés du Witz tendancieux) : l'histoire « drôle » commence par un épisode authentique de l'Évangile de Jean, et débouche sur une scène hautement apocryphe. Je note […] que certaines versions identifient spontanément la femme adultère de cet épisode avec Marie-Madeleine, amalgame compréhensible mais […] erroné : une prostituée, d'ailleurs, n'est pas adultère, et il me semble que, selon les mœurs du temps et la loi mosaïque, la première est moins coupable que la seconde.
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Il s'en faut de peu que cette « histoire drôle » n'illustre, après tant d'autres, le schéma bien connu de la précaution fatale — schéma commun, comme on sait, à la tragédie (Œdipe) et à la comédie […] : Jésus croyait avoir trouvé le moyen dissuasif imparable, puisque nul ici-bas (lui compris ?) n'est irréprochable. Il oubliait simplement le cas de Marie, conçue elle-même sans péché, et devenue (sa) mère par l'opération du Saint-Esprit. Sa précaution se retourne donc contre celle qu'il voulait protéger, et qu'il condamne par une faute (disons, de jugement) dont on peut, selon l'humeur, se désoler ou se gausser. Mais on voit bien que l'histoire, comme on dit, ne s'arrête pas là, et que sa vertu comique tient plutôt à l'apostrophe finale, qui remplit — avec la foudroyante concision nécessaire, selon Jean Paul et, de nouveau, Freud, au comique comme au mot d'esprit — trois fonctions à la fois. Elle donne la clef du retournement inattendu en révélant l'identité de l'impitoyable lapidatrice ; elle le fait par le biais d'un double abaissement de registre doublement désacralisant, et qui suggère en outre quelque arriéré de grief de Jésus à l'égard de sa sainte mère ; et du coup elle détourne de celui-ci le poids de la faute : Marie a beau accomplir, un peu plus qu'à la lettre, l'imprudent défi de son fils, elle ne s'en trouve pas moins jugée par lui, et par nous, coupable d'un zèle peu charitable […] — c'est la Mère terrible, et manifestement jalouse. Je cherche, pas trop loin, en quelle occasion Œdipe pourrait morigéner Jocaste dans les mêmes termes, mais c'est abuser du parallèle : après tout (avant tout), c'est bien Jocaste qui est, avec Laïos, à l'origine de la méprise tragique, ce qu'on ne peut dire de Marie — à moins de la rendre génétiquement responsable des bévues de son fils, ce qu'elle n'est au moins pas seule, suivez mon regard. De toute façon, la relation thématique, c'est-à-dire structurale, entre l'histoire de Jésus et celle d'Œdipe est hérissée de renversements qui doivent donner un peu (sans plus) de tablature à l'analyse. Malgré sa filiation mystérieuse, Jésus, que je sache, ne couche pas avec sa mère, et il ne tue pas son père — ce serait, somme toute, plutôt l'inverse ; je veux dire : c'est plutôt son père qui pour le moins l'abandonne en fâcheuse posture. Mais, disent les (très) mauvais esprits, la suite allait montrer que c'était « pour rire ».
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Bossuet prétend quelque part que Jésus, lui, n'a jamais ri. C'est remplir étrangement les vides du récit évangélique : selon le même principe, on pourrait dire qu'il (Jésus) n'a jamais éternué, toussé, ni même respiré. En tout cas, et sur ce point Matthieu est formel, il ne répugnait pas au calembour : « Tu es Pierre, et sur cette pierre, etc. » On notera que cela fait deux variations (lancer, poser) sur le thème de la première pierre — de l’intifada sexiste, et de l’Eglise universelle.