989 - Gazés
G a z é
(work in progress)
****, samedi 14 septembre [2019], après-midi (17 heures-17 heures 15 ?)
[Je livre les choses en l’état, parce que de circonstance, et que les mots flanchent — parfois :]
La curiosité a été la plus forte, mais aussi sans doute la sympathie que j’éprouve pour ce mouvement depuis l’origine, même si, comme beaucoup, j’ai pu m’interroger sur ses dérives [?] ou son devenir. Parties prenantes, T. et M.-C., laquelle avait déjà assisté à des échauffourées, mettent aussi de la chaleur dans leur discours quand ils l’évoquent. M.-C. est allée à une réunion à C******* et s’est dite surprise des teneurs et tenue des débats auxquels elle a assisté.
A pu jouer aussi le souvenir de la femme covoiturée il y a moins d’un mois à mon retour de Bretagne entre T*** et N***, avec qui j'avais beaucoup discuté et dont je me suis dit que je la croiserais peut-être.
Je revenais de la terrasse d’un café où j’avais pris une bière et rentrais chez moi, et j’ai cru d’abord à une fin de manifestation de ces gilets jaunes en voyant quelques silhouettes éparses qui s’égaillaient sur la Place C***.
Toutefois, rue de S***, le rassemblement est plus dense, et la rue, à l’intersection d’une autre rue, obstruée par des CRS — en rangs serrés, statiques, mais tout prêts à amorcer une manœuvre.
On peut, cependant, se frayer un chemin, semble-t-il, par une ruelle adjacente, dont l’accès paraît libre.
Je poursuis donc mon chemin.
Hasard objectif, j’écoute Franco la muerte, qui entretient avec la circonstance de piquants échos. C’est pourquoi je veux attendre la fin de la chanson, en réentendre le texte.
Je marche donc, mû par cette curiosité que rien ne réfrène, en direction de la ruelle, mes pas portés par la musique et la voix puissante de Léo Ferré, assistant, du fait de la chanson, à des images muettes mais en mouvement du côté des manifestants.
Parvenu à hauteur de la ruelle, j’ôte les écouteurs, impatient d’écouter ce qu’ils scandent.
Ce sont des lambeaux de protestations, d’insultes, des invectives, des pauvres mots, les mots des pauvres gens, et l’affrontement paraît imminent.
Les manifestants, certains cagoulés, d’autres avec des masques en tissu, semblent déterminés, moins à en découdre, qu’à ne pas consentir à détaler ni partir.
Alors je reste, voulant vérifier si les CRS vont bouger. Je crois à l’échappatoire de la ruelle, à deux mètres derrière moi, m’étonnant d’ailleurs que cette issue ne soit pas obstruée.
Quand les CRS s’ébranlent, n’ayant aucune envie d’être gazé, j’enfile proprement cette venelle.
Les tirs pourtant ont lieu, et le gaz se répand jusque dans la ruelle, malgré le bloc de maisons dont j’avais naïvement imaginé qu’il pourrait faire rempart. Or, ces gaz sont absolument volatils.
L’effet est immédiat.
Je ne suis plus qu’une poussée vers l’avant pour trouver un oxygène pur, poursuivi par l’épandage.
En chemin, je croise des « médecins des rues », mobiles. L’une me procure un mouchoir. D’autres m’aspergent d’un liquide incolore, qui n’est peut-être que de l’eau, en guise d’antidote à mes larmes. Ils refoulent les passants qui pourraient aller en direction des policiers et manifestants.
Je tousse, je mouche, je pleure.
Je n’ose imaginer ce qu’il en aurait été si j’avais été directement exposé aux gaz lacrymogènes comme les manifestants de la première ligne.
* * *
— Et, quoique désemparé de toute idée après pareille épreuve, l’on ne peut s’empêcher de penser : « Ah ! les salauds ! », quelque vaine que puisse être l’imprécation.
Ainsi va la pensée contre les forces de l’ordre établi, lequel ne m’est pas sympathique — pour hasarder une litote —, de moins en moins à mesure que les mois passent. Et, en un cinglant raccourci, la pancarte de cette manifestante exprime la collusion nécessaire d’un gouvernement libéral et d’une oligarchie financière contre lesquels ongles et dents se cassent…
* * *
Naturellement, ce sont de faibles faits d’arme — et même ce n’en sont aucunement pour le badaud baguenaudant pris comme moi, ni émeutier, ni procurateur, qu’a pourtant lavé à hauteur d’yeux l’aspersion d’une eau légère et curative.
Si j’en ai été fort incommodé pendant un quart d’heure, je ne regrette cependant pas cette expérience — non plus que je ne regrette la confirmation de pensées antécédentes (si je déplore, en revanche, ô combien !, la prophétie) : car je l’ai entendu depuis, bientôt de l’Etat, il ne restera qu’un Etat policier…
Plus tard, après gazage, la peau du visage paraît comme vitrifiée, et c’est d’eau dont je me laverai — appelant l’analogie du premier geste du matin, lorsque, pour détacher une chemise que la maladresse d’une serveuse au restaurant, la veille au soir, avait copieusement arrosée du verre de vin rouge, étalant avec générosité le détachant visqueux et lustral, d’une singulière couleur rose tirant sur le violet en harmonie avec son flacon — et ne sachant plus comment relier ces deux moments de la journée, comment joindre le dérisoire à l'indispensable, mais y songeant irrésistiblement.
Et si la gorge s’en irrite encore, ainsi que le nez et les yeux, l’esprit en larmoie davantage… C’est mieux quand même, peiné-je à me dire, cette expérience dont aisément on se passerait… — c’est mieux que d’aller trouver un beau samedi de septembre des écrivains parqués dans des stands et qui dédicacent « ces cadavres que les Goncourt vermifugèrent », manifestation littéraire à laquelle je me refuse chaque année d’aller (même si l’envie m’effleure parfois de lancer des cacahuètes à ces gens sous leur verrière).
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POSTSCRIPT : G a z é S
5 décembre
– Emilie, une jeune collègue, qui manifestait avec son petit garçon de cinq ou six ans (je ne suis pas doué pour donner des âges !), n’ayant pu, comme pour Monna, le confier à la crèche, a été elle aussi — ainsi que l’enfant — gazée lors du cortège contre le projet de réforme des retraites Macron-Delevoye.