1007 - Scottish Gigue (12)

Publié le par 1rΩm1

 

 

Scottish Gigue

 

 

(Paris – Edimbourg – Paris)

 

 

14-28 juillet 2019

 

 

(Journal extime)

 

 

12

 

 

22 juillet

 

Soir  [suite]

 

Dans la voiture, Nathalie se plaint de la chaleur, dit mourir de soif. Je lui tends la bouteille d’eau que j’ai emportée avec moi.

La conversation se fait bientôt politique : le Brexit, l’extrême droite, le nouveau premier ministre britannique et, de l’autre côté de la Manche, la brutalité que le gouvernement français oppose aux mouvements sociaux, aux grèves des enseignants… Nathalie dit espérer voir bientôt l’Ecosse accéder à l’indépendance.

Son père, très âgé, se meurt de chaleur à Nice. Il n’a plus le goût de vivre. Il vit encore chez lui, mais n’en sort plus guère, presque incapable désormais de marcher. Elle irait bien le voir, mais ne veut mourir pas de chaud à son tour. Elle lui souhaite de bientôt disparaître, tant lui-même en a le désir.

Sa mère est morte depuis quelques temps déjà. Elle évoque le fait qu’elle devait être vivante quand j’étais allée à Nice au printemps 1987. Elle dit avoir des images précises de mon séjour. Je ne me le rappelle plus guère de détails quant à moi, n’ayant que modérément apprécié la ville (où je suis retourné quelque dix années plus tard, du fait du caprice des circonstances, lui trouvant alors davantage d’agréments), mais me souviens de son frère, un peu plus jeune que nous, assez joli garçon — ainsi que de la curieuse impression que j’avais eue en rencontrant certains des amis de Nathalie. Nathalie avait d’ailleurs une théorie à ce sujet, qu'elle m'avait exposée, comme je m'étonnais de la façon dont les personnes qu'elle m'avait présentées, très chaleureux certes (d'une extrême cordialité qui me paraissait d'autant plus feinte qu'ils ne semblaient guère finalement s'intéresser à moi — ce qu'après tout je pouvais comprendre : c'étaient pour Nathalie des amis de l'époque du lycée, et j'étais étranger à cet univers —, ni à rien en général) : les méridionaux ont des relations très superficielles avec les gens en général ; comme ils vivent dehors, ils n’invitent que très rarement chez eux ; c’est pourquoi elle avait adoré faire ses études en Ecosse, bien au nord, nouant avec enthousiasme de relations autrement plus profondes avec de nouveaux amis ; elle préférait sans conteste aussi les gens du nord de la France, bien plus accueillants, selon elle.

Elle me dit vivre seule et chichement dans sa grande maison, où de temps en temps viennent la voir des amis de son fils. Elle ne désespère pas, ajoute-t-elle en riant, de trouver un jour un billet de loterie gagnant dans la rue et devenir enfin riche.

Elle ponctue en pouffant souvent ses bâtons rompus.

Arrivés à notre destination, alors que nous venons de nous garer et sommes à peine sortis de la voiture, elle claironne tout à coup : « Je suis folle, j’allais laisser mes clés sur le démarreur ! »

« Fou », « folle », le mot revient donc tel un leitmotiv, et, de fait, si la vieille dame aux cheveux tout blancs n’est plus la jeune femme de jadis, je retrouve entier le grain de folie que Nathalie sait mettre dans son existence, quitte parfois à en être la victime, directe ou collatérale, ou, assez souvent, la principale actrice.

Elle m’évoque ainsi Annette H., qu’elle avait tout machinalement enfermée chez elle en découchant un soir pour se jeter dans les bras d’un professeur de sport — laquelle Annette H., le lendemain, avait dû prévenir l’établissement scolaire dans lequel elle enseignait qu’elle ne viendrait pas faire cours. Je ne me souvenais pas — mais l’ai-je jamais su ? — de l’anecdote, et imagine, de fait, le désappointement de Annette H. Je lui rappelle que cette dernière nous enjoignait, quand elle dormait chez Nathalie, de fumer sur le palier, tout en prodiguant autoritairement maint autre avis ou commandement. Annette H. enseigne désormais à R****, m’apprend-elle. (Je m’amuse de ce que T. l’avait entendue sur France Culture, en trouvant que son ton professoral un peu pincé contrastait avec l’auteur dont elle faisait le commentaire — et ne parvenant pas tout à fait à assortir la glose à l’écrivain, autrement fantaisiste.)

Nathalie me met à l’épreuve pour s’informer de ce que l’on peut manger.

Nous nous sommes installés en terrasse, et elle doute que le chien soit admis à l’intérieur : elle ne veut pas m’en confier la garde, il pourrait hurler à la mort en son absence (je trouve décidément de plus en plus encombrant le saucisson à pattes presque grabataire). J’y vais donc de mon anglais littéraire — et demeure un instant surpris que l’on paraisse me comprendre, ici comme avec d’autres interlocuteurs depuis le début de mon séjour, ou lorsque j’étais en Angleterre. J’explique donc que j’emporte la carte puisque je suis avec une amie flanquée d’un chien, et le garçon me désigne des aires où nous pourrions nous installer de toute façon.

Nous revenons commander, Nathalie un plat de calamars-frites à 5 ou 6 £, moi, un pie au poulet mijoté dans une sauce au vin blanc, plus roboratif que bon. Un goéland nous scrute, volette jusqu’à la table voisine, sans rien renverser des verres laissés là par des clients, plus adroit et avisé que je l’aurais cru. Les mouettes — je rectifie l’impropriété du mot —, me dit Nathalie en le désignant, sont trois plus grosses dans sa campagne. Elle me rapporte un fait divers : l’une d’elles aurait emporté un chiwawa, au grand dam de sa maîtresse ! Elle nourrira bientôt de la pâte feuilletée que je n’ai pas mangée le volatile. Elle me dit s’amuser beaucoup de la nourriture qu’elle jette de sa fenêtre et que les bestioles attrapent alors au passage.

Elle rote bruyamment : à cause de l’eau gazeuse, s’excuse-t-elle.

(Elle m’expliquera ne plus boire d’alcool, qu’exceptionnellement. Aussi la sollicite-t-on souvent pour des expéditions à Edimbourg, elle, pouvant ainsi ramener ses amis ivres, mais, précise-t-elle, sans vraiment s’amuser beaucoup à ce type de soirée avinée… — générosité à sens unique qui la caractérise si bien.)

Elle s’enquiert aussi de moi, de ce que j’ai pu faire en Ecosse ces jours derniers, de mes parents, de ma sœur — qu’elle se souvient avoir rencontrée, mettant à nouveau ma mémoire en défaut.

Je raconte un peu. J’expose mon projet de retraite anticipée. Je n’insiste sur rien. Elle me reprend quand j’évoque la maison des écrivains et les endroits dédiés à Walter Scott parce que j’ai prononcé son nom avec un [ɔ] ouvert, loin du son sombre, presque rauque qu’elle me produit (bien plus fermé qu’en français, me dit-elle). Nous convenons que le Sir Walter Scott Monument non loin de la gare principale à la gloire de l’écrivain national — ce dont je ne m’étais pas avisé tout d’abord, n’imaginant pas que ce phallus néogothique à pattes et ogives (« the largest monument to a writer in the world ») enserrant une statue puisse commémorer un auteur dont je connaissais, certes, le retentissement et l’influence —, que cette architecture, dispendieuse dans sa hauteur et monumentalité, est d’une laideur presque grotesque.

Cependant, je préfère la laisser parler, retrouver la personne j’ai connue, dont la fantaisie, intarissable, avait fini pourtant par me lasser, ses inconséquences portant souvent à conséquence — précisément.

Sur le trajet du retour, elle me dit qu’elle est ravie d’être seule.

Elle ne se souvient pas d’être jamais allée chez moi quand nous étions à R****, ce qui m’amuse beaucoup. Car je me remémore tout à fait avoir trouvé un jour dans la cage d’escalier — j’étais le seul locataire d’un minuscule appartement sans confort, ni eau chaude, ni WC (sinon à l’extérieur, dans la cour) au-dessus d'un salon de coiffure — un matelas deux places, cadeau qui m’avait interloqué mais dont la signification m’était bientôt apparue (je n’avais, de fait, qu’un couchage pour moi, dans cet appartement que je n’occupais que très peu, étant assez souvent à ****, dans un appartement autrement grand et confortable, que je partageais avec S. et B.). Nathalie et ses façons singulières de se déclarer a dû en effrayer plus d’un… J’avais fait alors auprès d’elle et de Judith mon « coming out », Judith me relayant, qui vivait alors en couple avec une jeune femme.

Elle me ramène jusque Haymarket Station. Je décline une proposition de nous voir le lendemain, à mon retour de Glasgow (où j’avais — pourtant — caressé l’idée que ce pourrait être intéressant d’aller ensemble, mais sans oser le formuler). Nous avons passé deux heures et demie ensemble, je ne me suis pas ennuyé un seul instant, le moment était plaisant, mais, en vérité, je serai fatigué et je repars le lendemain…

Nous nous quittons avec une promesse vague de nous revoir avant trente ans — que nous n’honorerons jamais peut-être…

Je lui dis que je lui transmettrai les coordonnées de Judith — avec laquelle, songé-je à part moi — elle s’entendait beaucoup mieux, Judith ayant — je la lui ai souvent enviée — une belle capacité à s’adapter à ses interlocuteurs. [Je ferai cela le lendemain, en adjoignant quelques clichés de mon séjour en Ecosse, n’ayant sur le moment pas toujours retrouvé le nom des châteaux visités.]

 

Linlithgow Palace © Internet

Linlithgow Palace © Internet

[Elle me répondra presque deux mois plus tard par un message chaleureux, et je m’autoriserai de ce délai pour ne répondre à mon tour que plus tard, à la faveur — ce n’est pas encore fait — d’une association d’idées ou d’une circonstance qui relèverait moins de la politesse que d’une réminiscence heureuse, tant, après tout, la soirée m’avait laissé une impression en demi-teinte, la vie de Nathalie ne m’ayant pas toujours paru très heureuse, les ombres portées sur des épisodes qu’elle a dû traverser s'allongeant à mesure que nous parlions.

 

(S’il avait fallu prolonger la soirée, j’aurais voulu nous téléporter — aussi bien en espace qu’en temps — au G*** P*** à R*** pour y retrouver, dans une ambiance moquettée, rougeoyante et feutrée, avec pour fond sonore discret des musiques de jazz, nos conversations animées et rieuses, insoucieuses, d’une jeunesse qui doutait peut-être moins de l’avenir.)]

 

 

 

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