Archive GA CDII - Paris-Naples / Napoli-Parigi (journal extime) - 23 avril-5 mai 2013 (10)
Paris-Naples / Napoli-Parigi
Journal extime
(23 avril - 5 mai 2013)
10
30 avril, matin
C’est ma dernière matinée à Naples.
Avant de partir, pour parachever ce séjour, il me faut voir les deux Caravage que m’a désignés Francesco.
Je suis bien trop tôt devant le siège de la banque qui est propriétaire du premier. Le lieu n’ouvre qu’à dix heures. Je reflue jusqu’à la galerie Umberto I, remettant des pas dans mes pas, histoire aussi de boucler mon parcours.
J’achète là une carte postale pour B., que j’écris aussitôt — pour tuer le temps.
J’y suis bientôt ensuite pourtant — devant le siège de cette banque qui possède (les banques sont les nouvelles églises de notre époque !) une œuvre d’art comme pour s’acheter un passeport de bonne conduite avant sans doute dans un avenir plus ou moins lointain de mettre main basse sur quelque musée endetté.
L’éclairage rend rutilant le tableau.
(J'apprendrai ensuite que le Martyre de Sainte Ursule est sans doute le dernier tableau exécuté par l’artiste, qui se serait représenté sous les traits de l’homme à la lance à droite derrière Ursule. Toutes choses étant relatives, il me plaît cependant moins (est-ce dû à la récente rénovation, à ces noirs et ces rouges vernissés que la lumière qui se déverse liquéfie davantage encore ?) que les autres œuvres du Caravage déjà vues.)
Caravaggio (Michelangelo Merisi), Martirio di Sant'Orsolo, 1610, Olio su tela (photographies du 20/02/2020)
En revanche, celui du Pio Monte della Misericordia, les Œuvres de miséricorde, qui me rappelle ma lecture de Riboulet, est proprement fascinant. Je le vois d’abord dans l’église même et m’attarde à sa contemplation.
Visitant le musée à l’étage, je découvre le dispositif théâtral dont il fait l’objet : une percée dans une loge permet de le regarder, mais à la condition expresse d’être à genoux — c’est-à-dire de prier et d’en méditer la leçon. L’impie que je suis s’accroupit pour juger de l’effet produit, puis s’éloigne, ulcéré de cette autre confiscation outrancière.
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* *
Attendant le bus — une attente interminable, sans rapport avec les horaires consultés sur Internet la veille, qui me laisse penser un instant que je pourrais manquer mon vol — pour me rendre à l’aéroport, je m’abyme — ce n’en est pas la première fois — dans cette publicité où les mannequins sont d’un gabarit, d’une taille et d’une maigreur sans commune mesure non seulement avec les canons de la masculinité habituelle mais plus encore avec les ragazzi croisés ici, et je me demande un instant si ces affiches placés dans les abribus ne ratent pas leurs effets :
pour ma part, si je ne me porterais pas acquéreur de leurs habits, je ne suis pas insensible à ce type de garçons à peine émoulus de leur chrysalide — quoique un peu trop diaphanes peut-être...
Après-midi, Paris
Lorsque l’avion atterrit, Orly s’est noyé dans la pluie. Le commandant de bord dit absurdement — même si la formule est évidemment parlante — qu’il fait deux fois moins chaud à Paris qu’à Naples (ce que je convertis en 14°). Et l’autoroute qui me ramène à Paris m’éloigne pour longtemps de l’Italie : de fait, je replonge dans l’hiver, dans une grisaille infinie.
La chanson qui me monte aux lèvres est de circonstance : « Car il pleut toujours/ Sur le Luxembourg... » — et je songe à N***, à ce rendez-vous que nous y avons eu près du bassin un jour : le soleil d’avril apportait alors à ces paroles un démenti joyeux qui aurait dû chasser l’inquiétude que j’éprouvais à attendre N***, chaque minute passée aggravant son retard et m’enclosant dans mon attente.
Mais une autre pensée, plus grave, me taraude alors que le bus zigzague dans les rues de Paris, près de Montsouris, puis près de Glacière... « Viens voir l’Italie comme dans les chansons / Viens voir les fontaines / Viens voir les pigeons... » Si j’ai tant aimé Naples, c’est sans doute parce que la distance, sans avoir constitué véritablement une fuite, me protégeait de la proximité, de la quotidienneté du commerce avec un mourant, l’ami le plus sûr que je pouvais avoir et dont je savais déjà que rien ne comblerait l’absence après sa disparition.