1013 - Une ville où Bruxelles pleut

Publié le par 1rΩm1

 

[in  memoriam  J.-M.]

     

Bruxelles, octobre 1981

 

J.-M.,

 

* Premier café, 15 h 15

 

Se réveiller au matin, dans une chambre inconnue, embarrassée de meubles et de velours (coussins, tentures, rideaux)… dans un tumulte de cris d’enfants, baigné par une nouvelle lumière (car la lumière n’est jamais la même ailleurs) ; paresser au lit dans une maison vide près de deux heures — puis se jeter dans une ville où Bruxelles pleut… tournoyer dans des rues à la recherche de papier à lettres… se réfugier enfin dans un café frère de la Taverne M*** pour fuir la pluie ; et se faire violer son silence intérieur par une télévision  brusquement allumée qui déverse son feuilleton de l’après-midi (pauvres Belges ! : ils peuvent capter les chaînes françaises, allemandes, hollandaises, luxembourgeoise…) — voilà, succinctement résumées, les conditions tant psychologiques (une grande fatigue due à la journée épuisante d’hier, doublées d’un voyage ennuyeux de longueur) que matérielles (ville, pluie, télé) dans lesquelles je débute cette lettre : tu pardonneras donc mes égarements… non ?!

Oui, Bernard était déjà parti à boulot quand je me suis enfin décidé à émerger de mon lit — il y avait des cris d’enfants, comme une montée, comme une clameur, alternant avec des diminuendo se terminant en murmures : par la fenêtre, j’ai aperçu une cours de récréation flanquée d’une école aux briques roses…  J’ai déjeuné, puis me suis remis au lit pour lire un peu…

 

Bruxelles tient à la fois de Paris — pour une moindre part — et de Luxembourg, et sans doute aussi de Londres : à présent, cela ressemble à n’importe quelle ville où il pleut.

Feuilleton TV crétin : une homme, jeune et séduisant, “faute” avec une autre femme que la sienne ; celle-ci tente de se suicider, fait une chute sans autre conséquence que celle d’accoucher prématurément d’un petit monstre ; la délicieuse culpabilité suit la jouïssance extraconjugale ; tout cela vole à hauteur des coïts des familles… et m’empêche de me concentrer ! — Je crois que je ferais mieux de cesser ici sans quoi tu risques d’être envahi toi-même par tant de cacophonie.

 

 

* Second café, 17 h 45

 

Ambiance pire encore. A peine m’étais-je installé, à peine avais-je commandé un café que le patron de ce petit bar allumait — décidément, c’est une manie, ce doit être un trait des bars bruxellois — la télévision et que des clients entamaient une partie (bruyante à l’extrême) de baby-foot… Les Dieux sont contre mes muses !! Je t’écris donc aux sourds accents de Maya l’Abeille

 

J’ai l’impression — sans précédent — d’avoir quitté **** en laissant ma vie en plein chantier. Ce n’est peut-être qu’un état d’âme, après tout. Ou bien alors une atmosphère générale, tant dans ma vie que dans celle des autres gens. J’ai l’écho de ton oiseau sombre volant — « planant » serait plus juste — en un ciel indéfinissable. J’espère qu’une aube estivale se lèvera, révélant une tourterelle (association d’idées : la chanson de Julien Clerc, Ce n’est rien, où le chagrin n’est qu’une tourterelle et qui s’en va vers la grêle, etc.), que le ciel n’est pas bordé de noirs nuages rappelant un faire-part de deuil !… — Une tourterelle plutôt qu’un aigle noir, en quelque sorte. (L’existence — du moins la mienne — est traversée de chansons…) « J’ai l’impression »… « J’espère » — la nuit tombe, et je suis en plein brouillard…

 

 

* Troisième café. 134 rue Artan, 3 octobre 1981, 15 h

 

Bruxelles by night. La Grand-Place. Nous avons fui la soirée que donnait le locataire de l’étage du dessous — beaucoup de gens, mais formant des groupuscules dans des coins, aucune communication. Et puis j’avais grand besoin de respirer, de marcher… Activité dense à Bruxelles, la  nuit, comparable à celle du Quartier latin. Nous avons un peu parlé, Bernard et moi, pour la première fois depuis mon arrivée ici. Il a parlé de « magnétisme sexuel », mais j’ai démenti — il n’y a pas, à proprement parler, de « magnétisme sexuel » entre lui et moi — pas d’attirance en tout cas —, mais simplement, de ma part, une grande « estime » pour l’individu qu’il est et, par ailleurs, du sexuel — mais à condition que l’on se touche : entre les deux, je lui ai dit, très franchement, qu’il n’y avait rien, pas de ma part… Il m’arrive même de m’ennuyer en sa compagnie, de ne rien trouver à lui dire — et cela, je le regrette un peu… Que veux-tu, quand on a une pierre à la place du cœur !

 

Ce matin, nous nous sommes levés tôt pour aller à une séance de cinéma vers 10 heures dans une salle duplex, qui passe à la fois un film pour enfants et un films pour adultes — ce qui permet aux parents de se débarrasser en toute innocence de leurs petits monstres… ! La formule a du succès si l’on en croit la queue, immense, qui très calmement patientait de mètre en mètre pour parvenir à la caisse. Entré : 30 FB, c’est-à-dire 4 F 25 environ. L’on jouait Franz de Jacques Brel, qui m’a beaucoup agacé malgré la présence de celui-ci et de Barbara.

1013 - Une ville où Bruxelles pleut

A noter ce dialogue, que j’ai déjà eu quelque part avec Bernard :

BREL.Vous connaissez Ouagner ?

BARBARA.Non. Mais je sais ce que sont des vagons.

A part ça, c’est un peu ridicule, un peu bête, et très méchant. Brel et Barbara sont vraiment très laids l’un et l’autre ; à eux deux, ils devaient former, en définitive, un très beau couple… Ni l’un ni l’autre ne chantent, et c’est dommage parce que cela aurait été du plus bienvenu… (Enfin, bref, passons1 !)

 

Nous nous sommes un peu baladés ensuite, et j’ai fouiné dans un intéressant magasin de partitions. J’ai dépensé tout mon argent belge, il faudra attendre lundi pour changer un peu d’argent français. J’espère qu’au moins j’aurai de quoi me payer mon billet retour !…

 

Tu vois, je n’ai pas grand-chose d’intéressant à te raconter… Je signale à l’intention de Michel qu’il existe ici, comme à Paris, un cinéma [qui a la même enseigne qu’à ****] : on n’est jamais dépaysé, comme quoi !

 

Je vais cesser ici en ajoutant que j’espère te voir bientôt. Mes amitiés à Pascal,


Romain

 

-=-=-=-=-=-

1Ce jugement, excessivement (?) sévère, était peut-être dicté par les circonstances du moment. Je crois me souvenir en tout cas que Bernard, lui, avait aimé le film. D’où peut-être mon opposition farouche (au film comme à lui) — à la mesure sans doute aussi de ma déception (le concernant ou concernant le film).

Mon estime pour Bernard est néanmoins demeurée entière. Il est très inconfortable de ne pas savoir ni pouvoir aimer quelqu’un qui semble amoureux de vous, situation qui s’est reproduite souvent depuis. A tout prendre, je préfère l’inverse : le déséquilibre est plus créateur — quand bien même le dépit s’équivaut…

J’en ai tiré un enseignement pour moi-même : j’avais vingt-et-un ans alors, lui, trente-sept. Cet écart d’âge m’était difficile, et jamais je crois, l’attirance pour plus âgé que moi n’a plus joué…

L'inverse a pu jouer sa partition — et produire ses délices et ses destructions… mais fait aussi que j'ai toujours excusé et compris quiconque se refusait du fait de l'âge.

 

 

 

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