Archive GA CDXVII - Paris-Naples / Napoli-Parigi (journal extime) - 23 avril-5 mai 2013 (16)
Paris-Naples / Napoli-Parigi
Journal extime
(23 avril - 5 mai 2013)
16
4 mai [suite]
lapin à la moutarde (pas fait depuis un an...)
croise 1 de ses filles, l’aînée
belle bibliothèque
2 fois revoir J.-M.
une semaine que j’ai passée seul
patelin [?] au tél avec l’autre de ses filles
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4 mai, soir
Je prends le RER pour aller — c’est la toute première fois — dans la proche banlieue, à V***, chez François, qui m’a invité à dîner.
Il habite une maison que flanque un petit jardin, pas très loin de la gare. Il me dit, quand j’arrive, que j’ai manqué de peu et dû croiser sa fille, l’aînée, en chemin. J’interroge ma mémoire, mais je n’ai vu que des adolescents — et quelques jeunes faisant crisser les pneus de leurs voitures. Je ne contredis toutefois pas François, qui semble content que je sois venu et que j’aie pu même entrevoir sa fille : il me proposera de rester en tout cas et dira plusieurs fois que je peux résider là quand je viens à Paris. Il ne fait pas si mauvais — même si mai se fait encore attendre — et nous nous installons autour d’une table sur une terrasse aménagée dans le jardin, qui m’évoque celle qu’avaient autrefois mes parents (même si ce jardin-ci est un peu plus grand) alors même que nous étions lycéens, François et moi. Nous commentons le plaisir qu’il y a à se trouver dehors. La température fraîchira néanmoins assez vite, nous forçant à dîner à l’intérieur. En même temps que des amuse-gueule, François apporte une bouteille de crémant, dont il boira presque les deux tiers. Il m’explique avoir préparé un lapin à la moutarde — je songe à nouveau à Neisha, la mère de S., qui savait si bien le préparer, ce qui me ramène à mon adolescence à nouveau… —, sa spécialité, ajoute-t-il, qu’il n’a pas faite depuis un an. J’entends l’allusion, un peu triste. Et, de fait, bien des discours échangés seront à double entente. François, décidément, n’est pas encore remis de sa rupture avec C. Il boira beaucoup encore tout au long du repas. Et la bouteille de crémant, descendue trop vite et en trop grande quantité, m’aura, moi aussi, un peu trop tôt éméché, si bien qu’à mesure que la soirée progresse j’ai les idées de moins en moins claires, la langue de plus en plus lourde dans la bouche et l’esprit de moins en moins agile à mener une conversation...
Même s’il assure aller mieux — ainsi il s’est remis à lire, ce qu’il n’avait plus fait pendant six mois, essentiellement des auteurs de l’Antiquité ou des ouvrages portant sur la Grèce ancienne (nous parlons, entre autres auteurs, de Pierre Hadot et de Jean-Pierre Vernant) en une fuite avouée hors du temps présent et par dégoût de l’époque contemporaine, et j’aurai tout loisir, après dîner, de m’abîmer dans la bibliothèque, fournie en livres, alignant les œuvres complètes de tel ou tel écrivain et attestant le goût sûr de François —, je suis loin d’être certain que ce soit vraiment le cas. Décidément. Je parais voué à écouter des cœurs cabossés lors de ce séjour. Mais il n’entre dans ses propos aucune colère. Il semble plutôt qu’il s’accuse de toutes sortes de torts. En l’occurrence, je préfèrerais qu’il s’en prenne, comme N***, à autrui (à moi parfois !), plutôt qu’à lui-même. Car trop de doléances, trop de plaintes affleurent dans les discours de François. Et je m’étonnerai tout autant de la façon dont il converse au téléphone avec sa fille cadette, usant à tout va de termes affectueux (« mon cœur… ma chérie… mon lapin… mon chat ») qui me mettent mal à l’aise d’en être l’interlocuteur collatéral, d’autant qu’il semble qu’il soit question d’un empêchement qu’elle aurait à venir le voir dans les jours à venir... Ce dolorisme dans lequel François paraît installé ne semble pas présager d’une guérison prochaine. Je glisse souvent sur ses propos, voulant éviter quelque épanchement stérile.
J’imagine avoir raconté Naples. Sans doute avons-nous parlé de voyages. Par deux fois, François exprime le regret de n’avoir pas revu J.-M., mais se dit coincé à Paris par son travail ; je lui dis avoir transmis la revue qu’il m’avait donnée, tout en le rassurant : les visites fatiguent J.-M., et je laisse entendre ne pas très bien voir ce que cela lui aurait apporté à lui comme à J.-M. — étant donné son état d’épuisement. (J’ai pu raconter cependant la visite de ma mère, ainsi que l’intervention de mon père auprès d’amis communs pour qu’une amie de J.-M., M***, dont les réactions envers la maladie et les maladresses avaient irrité celui-ci au point que, dans un moment d’emportement, il l’avait plus ou moins mise à la porte, — pour que cette amie puisse donc tout de même reprendre langue avec lui, afin de ne pas laisser « d’inutiles regrets » comme mon père avait dit lui-même : tous deux, à ce qu’on m’en a rapporté, s’étaient, semble-t-il, bien porté de se revoir, oubliant d’emblée la querelle un peu vive que l’un avait fait à l’autre, et j’adresserai quelque parole rassurante encore à M*** le jour de la crémation.) Et, bien entendu, nous parlons encore et encore de livres, ayant en partage bien des auteurs dont les titres s’étalent au mètre ou presque sur les rayons.
Mais la conversation s’empâte un peu comme nos bouches à boire exagérément ainsi. Et, comme il arrive toujours dans ces cas-là, une fatigue brusque abat tout à coup sa hache sur le corps et l’esprit. Je décide donc de prendre congé, déclinant une nouvelle invitation à rester dormir sur place.
François m’accompagne jusqu’à la gare. J’ai manqué le train de peu et dois attendre le suivant. Nous échouons dans un café tout proche, encore ouvert malgré l’heure relativement tardive, sacrifiant au rituel du dernier verre...
— Autant dire que je dors comme un sourd jusqu’au lendemain.