Archive GA LXXVI - April in Paris (1)
April in Paris
(nouveau journal extime)
1
T-é-l-é-p-h-o-n-a-g-e-s
Samedi 24 avril [2010, la veille de rentrer]
Etranges vacances. Je vis au ralenti. Je passe un temps infini à des choses que, d’ordinaire, je m’interdirais de faire autrement qu’en deux temps trois mouvements. Et, fait plus étonnant encore, je dors !
Néanmoins, j’ai l’impression quelquefois d’être suspendu au vouloir de mes interlocuteurs parisiens, sans avoir tout à fait la maîtrise de mon temps — précisément.
[fin d’après-midi, soir et nuit]
Téléphonages. A ce chapitre, plusieurs embrouillaminis — ainsi que plusieurs actes manqués (?).
Alors que je sors du jardin du Luxembourg, mon portable sonne — et je crois d’abord à un appel de B***. En fait, c’est N*** qui me rappelle après que je lui ai laissé un message en début d’après-midi.
La réception est très mauvaise. A la troisième tentative pour obtenir une communication intelligible, je parviens à lui fixer un rendez-vous près du grand bassin dont je viens de faire le tour.
Je me reproche… ensuite… de n’avoir pas le réflexe ni la culture du portable, lesquels dégagent parfois des rendez-vous très formels et précis, endroits et horaires pouvant se faire flottants : de fait, au fur et à mesure de la soirée, horaires et lieux varieront avec les interlocuteurs de N*** — interlocuteurs qu’il appelle ou qui l’appellent plusieurs fois et que nous devons retrouver chez lui.
Plus drolatique, alors que j’attends N***, de retour au Luxembourg ensuite, comme il a plus de trente minutes de retard, je finis, plutôt excédé, par l’appeler.
Alors qu’il décroche, je lâche : « Où es-tu ? » sur un ton qui doit trahir (assez) mon agacement — et m’entends répondre : « Là, juste devant toi ». Effectivement, il arrive, à quelques mètres, plus mince encore dans son sweat noir que les fois précédentes, le mobile à l’oreille…
J’aurai donc bel et bien sacrifié moi aussi aux téléphonages inutiles !
Plus tard, après avoir finalement retrouvé G*** (bien plus de trente minutes après l’heure dite et un ultime téléphonage), premier ami de N*** à l’avoir appelé — le second ne viendra finalement pas —, alors que nous sommes chez N*** installés devant son ordinateur à écouter de la musique et regarder des vidéos tout en me laissant servir un premier, puis bientôt un second whisky, je m’aperçois n’avoir plus mon portable. (Mon geste pour le chercher procède d’ailleurs d’une association d’idées : il y a, à côté de l’ordinateur, une pile impressionnante de courriers non ouverts, et je viens de demander à N*** s’il peut me donner une enveloppe dans laquelle je mettrais les clés de l’appartement de Judith à l’adresse de la concierge de l’immeuble au moment où je repartirai…)
Je songe aussitôt à B***, qui, si j’ai perdu mon téléphone, ne pourra plus me joindre — et ne sais pas quel sentiment l’emporte en moi de l’agacement ou de l’amusement en songeant à l’acte manqué qui aura(it) consisté à le perdre…
Je réfléchis à l’endroit où je pourrais l’avoir laissé. N*** appelle mon numéro : à l’évidence, ce n’est pas chez lui que l’appareil se trouve. Il téléphone ensuite à la brasserie de la Place de la Contrescarpe où nous avons pris un verre. Nous descendons vérifier que je ne l’ai tout simplement pas abandonné dans la voiture de G***. Plutôt que de me laisser chercher à tâtons à l’intérieur, à quelques mètres de la voiture, N*** appelle à nouveau mon numéro, et on s’enthousiasme alors à l’unisson d’entendre mon mobile sonner à l’intérieur de l’auto…
Je m’amuse de ce dénouement, tout en m’étonnant de n’avoir été plus angoissé que cela d’envisager la perte de l’appareil à téléphonages.
Je demande mon chemin pour pouvoir rentrer ensuite par le métro, mais dis vouloir auparavant fêter cela… d’un troisième — dernier et petit — whisky !
Plus mystérieux — et accessoirement plus gênant ! : jouant avec mon mobile ce matin (cherchant, en fait, si, comme je l’avais noté, c’était bien à 00 :00 – toujours cette numérologie imbécile ! — que l’engin avait été retrouvé), je ne trouve trace que du premier appel de N***, tandis que je m’effare de voir s’inscrire un appel que je lui aurais passé à 01 :46.
Etais-je saoul au point de lui avoir téléphoné — j’ai songé, certes, à le remercier de la soirée, mais crois m’être alors dit qu’il serait temps de le faire plus tard… — et ne pas m’en souvenir ?
(Un des sujets de conversations que nous avons eus portait d’ailleurs sur des gens croisés en boîte, qui ne se souvenaient plus ensuite avoir eu avec N*** des conversations parfois nourries ou précises…
Quant à moi, je ne me rappelle pas avoir jamais eu d’ivresse telle que je me sois livré à des actes ou paroles dont j’aurais eu l’amnésie par la suite !… J’ai pu, en revanche, avoir fait une fausse manœuvre avec le portable (cela m’arrive souvent encore, comme je n’en maîtrise pas toutes les fonctions, confondant les trois principales touches du clavier) dont je me serais aperçu au dernier moment, interrompant l’appel en cours, incident futile dont ma mémoire n’aurait pas gardé trace ensuite…)
(jeudi 29 avril
La boucle se boucle aujourd’hui. Si j’en crois le « journal des appels » de mon mobile, à 13 heures 39, durant 1 minute et 48 secondes (quelle épique époque que celle qui permet de savoir cela, alors qu’on n’est pas certain de bien se remémorer les termes mêmes d’une conversation téléphonique !), j’aurai conversé avec B***. — Non, je n’étais plus à Paris ; oui, oui, nous nous écrirons ; non, il ne reviendra pas en France avant longtemps…
Horreur du téléphonage. Rien trouvé d’intelligent à dire, face à ces évidences — et ces décalages.
Mais content d’avoir entendu une voix (la mienne : éraillée d’un mal de gorge et de larynx contracté depuis plusieurs jours — je tousse et mouche —, qui m’a fait songer à C***, s’amusant d’une voix plus mâle que d’ordinaire pour me parler quand je l’ai vu à Paris) — d’entendre une voix : à défaut d’avoir en direct « le son, l’image, les odeurs, le toucher » (dirait N***).)
( Mais…
il faut, quoi que j’en aie,
encore et toujours marcher en crabe
et me laisser aller…
en arrière ! )
[ajouts des 1er, 3 et 7 mai]
Je me demande pourquoi n’avoir pas d’emblée compris que c’est désormais toute une civilisation qui vit de contingences, multiplie les à-peu-près, suspendue aux sonneries des mobiles, aux téléphonages — voire qui transcende (= annihile ou augmente ?) l’espace et le temps grâce à des communications directes ou simultanées… C’est bien pourtant cela que j’avais dû appréhender en faisant l’achat en octobre d’un mobile qui permettrait aux autres de me joindre.
Moi — cette fois en tout cas —, je débarquais dans le quotidien de Parisiens pris eux-mêmes dans leur quotidien — et j’avais voulu tout organiser par avance. Eux, me laissaient venir — et verraient ensuite selon leurs disponibilités. Distance, différence ou divorce que je n’ai pas su mesurer — et dont, pourtant, il aurait fallu prendre par avance toute la mesure… — sans trop s’en faire !…
Par ailleurs, ainsi que je l’ai écrit à N***, je poursuis de façon souterraine une réflexion intérieure sur les conditions de la nostalgie — plutôt pour la combattre ou l’amadouer que pour l’entretenir ! Je me suis ainsi demandé pourquoi c’est plutôt dans l’immédiat après que durant l’absolu présent (si cela existe) que je trouve de la joie à avoir vécu (donc — plutôt que vivre) certains moments.
Peut-être aussi le fait d’écrire livre-t-il aux futuritions ?
(Car je ne crois pas être passéiste — ni non plus cultiver de regrets…)
------
Aujourd’hui, devant moi, dans la rue, une jeune fille, très grasse un peu forte et curieusement fagotée étant donné son poids (bon… ce que j’en dis, moi !…), téléphone. En fait, elle ne téléphone pas, elle glapit, et je ne peux ne pas entendre ce qu’elle dit :
— J’suis pas chez moi, j’suis dans la rue !…
[…]
— I’répond pas quand tu l’appelles sur son fixe ! Essaye sur son portable !
[…]
— Mais j’suis pas énervée ! : je marche !!! »